Nous sommes en 2012, à l’approche des fêtes de fin d’année. Jean-Baptiste Malet, jeune journaliste de 25 ans, à la suite d’un pari un peu fou et la tête encore pleine des idéaux que l’Ecole de Journalisme lui aura insufflé, va tenter l’impensable : s’immerger pendant plusieurs semaines dans un entrepôt logistique du géant du e-commerce, Amazon. Et là, c’est le drame.
Dans un livre entier avec plein de mots et de pages, notre journaliste va nous relater l’intégralité des horreurs de la guerre économique et du stakhanovisme effréné qui se déroulent à l’insu de tous une fois que vous avez cliqué sur « valider votre commande » sur le site Web du célèbre marchand de livres. Dans une interview, il revient sur sa terrible expérience.
Pourquoi avoir voulu vous enquêter en immersion chez Amazon?
Moi, je suis un type super-observateur, et j’ai tout de suite vu que les librairies ferment les unes après les autres en France. Et ça, on ne le dit pas assez, et on n’essaye pas de comprendre pourquoi. Pourquoi ces librairies ferment ? Je ne savais pas. Je m’interrogeais, je relisais tout Alternatives Economiques et Bourdieu, et pourtant … pas de réponse. Alors, j’ai décidé d’aller à Montélimar : c’est là que se trouve la plate-forme logistique d’Amazon. Parce que si je n’avais de réponse à ma question, je savais qu’en allant voir le n°1 mondial des librairies, j’en trouverai certainement (et puis, interroger des douzaines de petit commerçant, c’est barbant). Et puis surtout, quand j’ai tenté de parler à des employés à la sortie, tous me disaient qu’ils n’avaient pas le droit de parler. A début, j’ai pensé « CIA ». Logique. Et puis ensuite, je me suis dit : c’est évident, il faut que je m’infiltre. Je vais postuler !
Vous êtes parvenu à vous faire recruter en tant que «pickeur» dans l’équipe de nuit. Qu’avez-vous fait précisément?
Eh oui : on a du mal à y croire, mais Amazon n’a même pas fait d’enquête complète et approfondie sur moi avant de l’embaucher ! C’est comme si j’avais voulu m’infiltrer chez … je ne sais pas… mettons McDonald’s ou Coca-Cola, comme ça, pouf, en répondant à une annonce ! C’est fou. Bref. Il faut savoir que l’entrepôt qui stocke les marchandises fait des milliers de mètres carrés. C’est beaucoup plus grand qu’une libraire de quartier, je vous assure ! Mon job consistait à aller chercher les produits dont la position était indiquée par un scanner. C’est cette machine qui va vous dire où aller et quoi faire, sans arrêt. On est son esclave, en fait. Bon. On est payé pour et on a signé un contrat, mais on est l’esclave de la machine parce qu’elle nous dit quoi faire. C’est horrible : on a même une cadence à respecter, on ne peut pas choisir de s’arrêter pour glander quand on veut. Impossible. Et quand on a assez de produits, on va les emmener à un «packeur», qui est debout tout le temps, tout le temps, comme … comme un vendeur, un coiffeur, un cuistot chez McDo, c’est horrible aussi. Surtout qu’il passe son temps a tout empaqueter de manière répétitive. C’est horrible.
Vous décrivez des conditions de travail très difficiles…
Oui. Il faut savoir que travailler dans l’équipe de nuit, ça oblige à dormir le jour. C’est horrible. Au début, je travaillais cinq nuits par semaine puis six, soit 42 heures de travail éreintant. Comme je dormais le jour et que je travaillais la nuit, je ne pouvais plus voir mes amis qui travaillaient le jour et dormaient la nuit. Et puis, tout ce travail, toute cette dépense d’énergie faisait que j’étais fatigué. C’est une sensation horrible. Je ne l’avais jamais endurée avant. Et puis surtout, il y a cette manie d’Amazon pour essayer de resquiller quelques minutes aux employés. Un exemple parmi tant d’autres, tous plus horribles les uns que les autres : la pointeuse est placée au bout de l’entrepôt. Au bout ! Pas au milieu, pas à côté de moi quand je me déplace, mais au bout, toujours le même. C’est vicieux, quand on y pense ! Il faut deux minutes pour l’atteindre. C’est du travail non payé, toutes ces minutes que vous marchez. Bon, bien sûr, c’est aussi du non travail parce que pendant ce temps, vous ne prenez aucun paquet ou vous n’empaquetez rien du tout. Mais bon. C’est horrible.
Vous racontez que les salariés sont tracés en permanence grâce à leur « scan ». Ça paraît dingue. Sans oublier la suspicion et les contrôles trois fois par jours…
Oui, j’ai vu des gens qui en dénonçaient d’autres, qui se surveillaient, qui se classaient les uns les autres ! On se serait cru de retour dans les Heures Les Plus Sombres De Notre Histoire ! Et puis lorsqu’on quitte les lieux, on se fait fouiller, avec des portiques et tout et tout ! Comme dans tous les gros entrepôts logistiques, en somme, mais c’est chez Amazon et c’est donc horrible. Quand je compare ma vie dans une rédaction de journal, c’est vraiment fasciste tout ça moi je dis !
Vous vous attendiez à toute cette horreur agressive, sans filtre, nue, impitoyable ?
Évidemment : on parle d’une entreprise capitaliste sans foi ni loi, dont le but est, je dois le dire, de faire de l’argent ! Pire que tout, le slogan d’Amazon c’est « work hard, have fun, make history ». « Have fun », l’idée que « le travail c’est génial », c’est… vraiment, c’est horrible ! L’entreprise se comporte comme si elle devait être agréable à ses salariés avec des lipdubs, des soirées… du bowling, putain, du bowling ! Mais où va le monde ?!
Y a-t-il un espoir de s’en sortir ? Les syndicalistes, par exemple, ont-ils un pouvoir pour que ces conditions de travail horribles soient améliorées ?
Je ne pense pas. Zola, la Bête Humaine, je croyais que c’était dépassé, mais non ! De nos jours, en France, on met encore des bâtons dans les roues à ceux qui voudraient se syndiquer ! Quand on voit tout le bien que les syndicats font pour l’emploi en France, on ne peut qu’être outré ! Et puis surtout, le pire est qu’au bout de quelques années, on a des actions de l’entreprise, on fait partie de la famille ! C’est horrible : pourquoi quelqu’un voudrait revendiquer des choses ? Ce que fait Jeff Bezos, le patron d’Amazon, là, c’est acheter le silence des salariés en les faisant devenir actionnaires, comme dans une immense coopérative, et ça, ça, c’est horrible aussi. Ho. RRi. Ble.
Vous craignez des poursuites avec la publication de votre livre qui décrit tout de même le monde du travail sans fard, sans le moindre biais gauchiste ?
Je suis très serein : comme j’ai décrit le monde impitoyable tel qu’il est, des avocats l’ont lu et ont bien ri en me le rendant. Ils m’ont dit : « Ah non, mon petit, tu risques rien avec ça. » Et puis actuellement, Amazon vend le livre sur son site. C’est vraiment des grosses pourritures capitalistes même pas rancuniers et en plus l’argent n’a pas d’odeur. Vendre des livres pour de l’argent ! Franchement, devant ça, je me tiens prêt à toute éventualité.
Vous appelez à boycotter l’achat de produits culturels en ligne avec ce livre ?
Oh bah non ! Sinon, je peux pas vendre mon livre, pardi !