On tient le bon bout ! Les efforts immenses portés par l’Education Nationale, les journaux et les politiciens finiront par aboutir, enfin, à une vision idoine de l’économie en France. La notion de profit est déjà honteuse, celle d’entreprise est maintenant liée à la cupidité, et bientôt, on pourra enfin l’abolir purement et simplement en la fondant à celle, bien plus pratique et bisou-compatible, d’État.
C’est donc armé de cette certitude qu’on peut prendre connaissance de cet intéressant article publié récemment dans l’Express. C’est un magnifique exercice journalistico-économique qui fait intervenir plusieurs couches d’autisme attentivement étalées les unes sur les autres pour arriver à un résultat qui serait consternant s’il ne participait pas d’une tendance générale bien comprise : raconter absolument n’importe quoi en mélangeant les causes et les conséquences pour aboutir à une conclusion qu’on avait, habilement, déjà écrite avant d’avoir commencé à analyser.
L’article nous fournit ainsi un maelström de confusions qui met par exemple en face l’un de l’autre la capitalisation boursière de Facebook (un cliché grossier de la valorisation d’une partie d’une entreprise, donc) avec le budget d’un Etat (un état comptable des prévisions d’entrées et de sorties financières), ou la masse salariale d’une entreprise privée sur marché extrêmement concurrentiel avec le nombre de troufions dans une armée de métier. Jusque là, rien que de très normal de la part de ce qui passe pour des journalistes en France.
Plus gênant, poussant sans doute le professionnalisme jusqu’à propulser le proverbial gros micro mou sous le nez d’intervenants à la pertinence douteuse, ces mêmes journalistes nous proposent de découvrir leurs fines analyses au détour de questions finement ouvragées pour ne laisser aucun doute au lecteur. Le but est simple : montrer que les plus grosses entreprises capitalistes font maintenant jeu égal ou supérieur avec les États et en coincent les bras frêles dans leur dos avec une clef douloureuse grâce à leurs muscles financiers turgescents ; dans la bouche de Sylvie Matelly, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), cela donne ça :
« L’hypertrophie bancaire a piégé les États. D’une part, les banques sont trop grosses pour qu’on les laisse tomber en cas de problème et, d’autre part, en encadrant trop strictement leur activité, on risque de freiner le financement de l’économie »
Vous voyez, c’est très simple : les États ont été super-gentils avec les banques qui se sont, c’est évident, goinfrées, ont beaucoup grossi avec des bourrelets ici, là et là, et, une fois obèses et lorsqu’elles ont commencé à faire des crises cardiaques, les povz’États ont été tout piégé ! D’un côté, ils ne peuvent qu’intervenir sinon tout le monde meurt dans d’atroces souffrances (diapo n°1, voyez, là, c’est terrible) et en plus, on ne peut pas leur cogner dessus parce que sinon elles refusent des prêter, les vilaines (diapo n°2, avec des enfants qui mendient et des vautours). Simple, non ? Je vais passer dans l’assistance avec sébile, merci de votre solidarité.
…
En fait, tout l’article (et toute la mentalité qui le charpente vaguement derrière) est basé sur l’idée évidente que les entreprises, devenues plus grosses et plus puissantes, ont plus de pouvoir et plus de moyens pour faire plier les États. On y retrouve le témoignage poignant de l’ex-patron de Saint-Gobain qui, en bon corporatiste protectionniste, pleurniche amèrement sur la trop faible protection qu’offre l’État français là où l’État chinois a su dire « Stop ! » à Google. Bien sûr, le fait que ce dernier soit communiste et totalitaire ne semble pas trop gêner notre capitaliste d’opérette. De même que ne semble en rien gêner les auteurs le fait que les concentrations bancaires ont été très largement encouragées par ces mêmes États qui, justement, réclamaient très fort des « champions nationaux ». De même que ne sont pas évoquées les législations bancaires galopantes qui expliquent, en contrepartie, l’inventivité de plus en plus tordue des acteurs du milieu pour tenter de la contourner. De même que n’est pas non plus analysée la corrélation évidente entre la puissance d’un État et la puissance du lobbyisme : eh oui, un Etat faible n’intéresse pas les lobbyiste qui n’y trouveront pas le levier qu’ils cherchent pour s’assurer, par exemple, la fermeture d’un marché à leurs concurrents. Après tout, comme le dit fort justement P.J. O’Rourke, « Quand l’achat et la vente sont contrôlés par la législation, les premières choses qui s’achètent et se vendent sont les législateurs. »
En réalité, tout l’article est une ôde tendre et délicate au protectionnisme et à l’interventionnisme étatique, plus ou moins musclé, afin de mettre les entreprises au pas. C’est vrai, quoi ! C’est scandaleux que ces États aient ainsi « organisé leur propre abdication », c’est vraiment krodomage que les vilaines entreprises « n’hésitent pas à porter leurs différends devant la justice » ! Justice qui ne fait qu’appliquer des lois votées par des représentants du peuple, qui ne sont pas corrompus, bien sûr. Et pas un mot sur le fait que les États peuvent, du jour au lendemain, exproprier, détruire, avec ou même sans usage de la force, parce que, justement, ce sont des États. Parce que bon, vous comprenez, point n’est besoin de rappeler que l’État, aussi faible soit-il, dispose d’une armée, de la douteuse légitimité démocratique, et, éventuellement, d’une bonne poignée de bombes (éventuellement nucléaires) pour dissiper (dans de jolis champignons) les doutes sur qui est, réellement, le plus fort, de lui ou de l’entreprise qui s’opposerait.
Du reste, point n’est besoin de s’opposer tant il est bien plus facile de jouer la collusion, la connivence. Le capitalisme « à la française » (comme, dans une autre mesure, le capitalisme « à la chinoise ») sont des capitalismes d’apparatchiks : combien de patrons du CAC40 issus d’un parcours complet dans l’entreprise qu’ils dirigent et pas d’une des grandes écoles, ENA incluse ? Combien de discret PDG qui ne soit pas, d’une façon ou d’une autre, arrivé là par le compromis entre ses éventuels talents de manager et son bien plus utile entregent politique ? … Pas des masses, assurément, et justement, ça en dit long sur la force qu’on peut prêter à ces entreprises quand leur monde interpénètre autant celui de l’État (et vous pouvez vous brosser pour trouver ça dans l’article en question, hein).
Cet article n’est, comme d’habitude, qu’un énième exemple de cette façon de penser l’économie si typiquement française ; on la retrouve dans toutes ces « enquêtes » pas du tout orientées dépeignant les multinationales comme des monstres froids que l’État ne saurait jamais être. Dans cette doxa, l’entreprise est une succursale de l’Enfer que seuls les Hommes de l’État, ces super-Ayraulthéros modernes en moule-burne doré marqué ENA dessus, sont capables de domestiquer pour la mettre au service de tous, comme eux le sont et en font la démonstration tous les jours (musique maestro).
Avec une telle vision, difficile d’être étonné des « performances » économiques françaises.