Il est toujours difficile de faire des analyses, notamment sur la stratégie, lorsqu'on n'a pas toutes les informations... Concernant Linden Lab et Second Life, cela n'a jamais été aussi vrai qu'aujourd'hui. Toutefois, comme nous sommes vendredi et que j'ai besoin de me détendre, je vais m'y risquer...
Second Life sort de l'enfance et comme souvent, cela passe par une crise... d'adolescence. Personne, aujourd'hui, ne peut dire si Second Life sera le metavers élu pour devenir l'Internet 3D, mais nous commençons à avoir des indices.
En premier lieu, pour un Monde Virtuel en pleine perte de vitesse, il va plutôt bien, merci pour lui. Les derniers chiffres ont été annoncés il y a quelques jours, avec des croissances qui satisferaient pas mal de stars de la Silicon Valley.
Par exemple, le volume de transactions entre résidents sur un flottant de 12 mois est passé de 261 à 300 millions d'US$ au dernier trimestre, soit une croissance de 13%, portant le total mensuel à un peu plus de 25 Millions d'US$, soit presque 1 million par jour. Pour mémoire, les jeux d'argent qui étaient l'une des principales économies in world ont été bannis, ce qui a donné le recul soudain que vous pouvez voir ci-dessous...
Dans un même temps, le nombre d'heures passées dans Second Life par les résidents à augmenté de 15%, pour s'établir un peu au-dessus des 30 millions d'heures au mois de Mars 2008. Enfin, le nombre maximum de résidents connectés simultanément a également augmenté de près de 15% sur un trimestre, pour atteindre un plafond de plus de 66 000.
Ce sont des chiffres assez impressionnants, qui démontrent l'intense activité qui règne toujours dans Second Life et qui progresse à deux chiffres notamment sur la base de ses résidents les plus anciens et actifs...
Alors où est donc la crise d'adolescence dont je parle ?
Elle est justement sur cette base de résidents très actifs, que l'on appelle les "HardCore Residents".
Linden Lab a clairement décidé de recentrer sa stratégie sur les usages des Mondes Virtuels en entreprise (et notamment e-Learning, travail collaboratif et e-Commerce). Pour y parvenir, c'est un peu le branle-bas de combat au siège californien, où tout le monde avance à marche forcée sur la ligne stratégique qui a été définie par Philip Rosedale, mais également (surtout ?) par le board.
Comme souvent dans ces cas-là, certaines décisions sont prises très rapidement et annoncées encore plus vite, ce qui donne d'énormes erreurs, pas forcément sur la décision en elle-même, mais plutôt sur la façon de préparer sa mise en oeuvre et son application. Coup sur coup, deux débats ont largement animés les discussions entre résidents et Linden Lab : la gestion des marques et le coût des sims (c'est à dire des terrains).
Avoir une gestion stricte des usages de sa marque est une décision intelligente pour ne pas dire indispensable pour toute entreprise. Mais la façon dont s'y est pris Linden Lab a été des plus maladroites, édictant de nouvelles règles quasiment inapplicables d'une part, et décrétant d'autre part que le champ d'application de ces nouvelles règles serait étendu bien au-delà de leur périmètre (en réglementant l'utilisation des deux lettres SL, par exemple). Ceux qui connaissent le contenu de ces textes constateront d'ailleurs que je ne les applique pas :-)
Sur le prix des terrains, c'est encore plus lapidaire : sans entrer dans le détail, Linden Lab a tout simplement décrété une baisse de 40% environ du coût d'acquisition des terrains, qui a été communiquée un beau matin, tuant ainsi instantanément le business de tous ceux qui vivaient de l'immobilier.
Ces deux décisions brutales, qui ne sont que des exemples, permettent de comprendre à quel point les HardCore Residents peuvent être irrités par ce comportement despotique, venant d'une entreprise qui leur avait pourtant répété pendant des années que Second Life était "Your World. Your Imagination". On peut également rajouter à cela, le fait que la Grid n'a pas été particulièrement fiable ces derniers temps... et c'est un euphémisme de le dire. C'est donc toute la partie "utopiste" qui est en train de s'écrouler, pour servir la stratégie de Linden Lab d'aller vers plus d'usages.
J'ai toujours parlé de ce virage comme étant normal et prévisible. Certains m'avaient expliqué que ce n'était pas vrai et que je disais cela, en tant que co-dirigeant de Stonfield InWorld, une société spécialisée dans l'intégration des Mondes Virtuels... dans les stratégies d'entreprise ! Bien sûr, cela pouvait être le cas, mais...
Les Mondes Virtuels présentent un potentiel tellement important pour les entreprises (et je ne parle pas de marketing !) qu'il était impossible que cela n'arrive pas, parce que le monde est ce qu'il est.
Maintenant, très clairement, je déplore vraiment la façon dont cette crise impacte Second Life et surtout sa communauté.D'une part, je suis, comme David et toute l'équipe de Stonfield InWorld, très impliqué dans la communauté et de fait, un hardcore resident. J'ai vu pas mal d'amis (et notamment quelques "très vieux" résidents) rencontrer des difficultés qui devraient leur faire baisser les bras, ni pour des raisons financières, ni par manque de maturité technique, mais plutôt par une sorte de perte de foi. Second Life a été créé par sa communauté de résidents plus que par Linden Lab, donc il règne comme un sentiment de dépossession dur à digérer.
D'autre part, même si je suis un fervent partisan des projets impliquant les entreprises, car, encore une fois, le champ des gains de productivité possibles est immense, je souhaite aussi que des projets individuels ou associatifs continuent d'émerger car ils apportent une richesse et une créativité incroyable. C'est le cas par exemple de la Bibliothèque Francophone, de certains groupes très actifs de défenseurs de l'environnement ou de projets artistiques comme le Festival du Film Web (qui a lieu ce week-end !)...
C'est d'ailleurs pour essayer, à notre petit niveau, d'aider ce type d'initiatives que nous avons lancé le Programme d'Encouragement Stonfield InWorld.
La stratégie de Linden Lab est clairement tracée (l'annonce du partenariat avec IBM autour des "Intranets 3D" ne peut laisser planer le moindre doute) et je crois que non seulement, c'est la meilleure pour Second Life et pour les Mondes Virtuels en général, mais également que de nouveaux usages vont émerger avec une adoption de masse dans les entreprises. Mais je suis convaincu qu'il y aurait une manière plus constructive et respectueuse de la communauté, de mener à bien tous ces changements sans exclure ni brutaliser qui que ce soit, à commencer par les pionniers.
Linden Lab (et donc Second Life) sont, comme toutes les entreprises, des entités vivantes. La société quitte l'enfance et entre dans l'adolescence, avec tous les changements de voie souvent impulsif que cela implique... et cette capacité à renier ceux qui t'ont véritablement élevés.