Je marchais dans les rues de Lille, attendant le commencement d’une vie nouvelle ; Je regardais le monde qui m’entourait, je ne le comprenais pas. Il était tôt, j’avais travaillé tard et comme à l’accoutumée, me heures de sommeil avaient été courtes. Depuis très jeune, j’avais pris l’habitude de n’accorder à mon corps que le stricte nécessaire de repos, de nourritures et autres besoins matériels. Les exemples d’Antonin, de certains personnages de la littérature sud américaine, de Yogi, m’avaient encouragé dans cette voie.
Cela devait être quelques jours avant le démarrage ; quelques petits jours avant que ça commence. Je retissais le fil des jours, préparant inlassablement, pour que rien ne fasse défaut. Ce jour la, un samedi comme un autre ou un samedi différent. Ce samedi la, avant de démarrer une journée administrative, j’avais fait le tour des boutiques pour acheter une partie du matériel nécessaire à l’accueil des participants. Bandes plâtrées et couleurs, colles et enduits, les 18 participants ne devaient manquer de rien. La veille nous avions échangés avec Raphaël, le chef de cuisine, sur l’humanité, le cadeau européen que représentait la mise en œuvre de cette action. Je voyais dans ses yeux le plaisir et la gourmandise et cela me faisait du bien. Je voyais que le projet prenait vie.
Alors que je faisais les boutiques, je passais par une librairie, pour développer le fond documentaire qui faciliterait la compréhension de la démarche. Les émotions que j’avais senties, la réalité de la culture que nous pratiquions dans la proximité de territoires éloignés, cette présence artistique loin des grands établissements, maisons qu’ici et là j’avais entendu des publics comparer à des temples, toutes ces émotions remontaient à la surface. J’étais envahi par les objets, ces étoiles parlantes et rayonnantes qui, politiques ou magiques, transformaient les frémissements intérieurs en Tsunami . Dans la librairie je butinais, relisant les mots de chercheurs ou de passionnés, sur les Théâtres de tréteaux, sur le père de Guignol, sur le Théâtre populaire et alors que je payais la facture, je me demandais comment le cap avait pu être perdu ; je voyais la bataille des égos, la recherche du pouvoir, les verbiages sans fin qui avaient remplacé l’éthique et le cœur.
Pendant que je revenais vers le bureau, des souvenirs plus anciens remontaient à la surface. Je me souviens Yves S., après la rencontre avec Jacques W., dans son bureau d’administrateur du Centre Dramatique de Nice, me présentant les outils de production, les ateliers, les moyens financiers qu’il allait mettre à ma disposition…. Je me souviens les contradictions intérieures et l’incapacité d’enfermer le chemin créatif dans les murs du temple. Je me souviens ma fuite. A cette époque, je jetais, donnais ou abandonnais dans des caves, tout ce qui m’encombrait. Le matériel, ah ce matériel qui nous rend si petit, si égoïstes, si humains. Je devais avoir 31 ans, la vie dévastée, après avoir fermé « la source », je restais quelques temps à Marseille, passais une année d’écriture à Paris puis arrivais à Lille. Quelques une de mes marionnettes, comme autant de représentations des conversations intérieures, m’accompagnaient. C’est à ce moment là que je décidais d’entrer sur le chemin des « Mille et une Vies ».
Quand j’arrivais au bureau, mon regard commençait à ne plus être celui d’un citoyen Français mais, (re)devenant celui d’un citoyen du monde, me préparait au voyage. Préparant le carton de matériel, finalisant la sélection des documents qui m’accompagneraient pendant dix jours, j’étais en train de franchir des portes qui m’amèneraient sur des chemins nouveaux.
Mes objets dans les poches, comme Molloy avec ses pierres, je savourais l’instant présent...
L’Europe était en train de me faire redécouvrir la liberté nécessaire à la création et à la construction humaine. Une liberté que j’avais cru préserver en me pliant à des cadres trop exigus et bornés et que j’avais en partie perdue en me débattant... Ah, cette belle image ! Ah, ces beaux discours ! Dans un monde en mouvement, on nous demandait de descendre du train, de nous asseoir bien gentiment et de le regarder passer ? Le présent m’apportait un cadeau, je n’allais pas le refuser !
Je raconterais plus tard le plaisir que je rencontrais quand durant le Workshop je vis la majorité des participants se saisir de notre cadeau et repartir avec lui pour le disséminer. Je raconterais plus tard, la joie que je ressentis à entendre les langues mélangées qui cherchaient les chemins de la communication humaine. Pendant les quelques jours qui ont précédé le démarrage, vivant à l’heure européenne, je passais de la joie la plus grande à la peur la plus profonde. Mais déjà, avant que l’action ait commencé, je savais que le chaînes venaient de tomber, l’explosion intérieure que je venais de vivre avait fait réapparaître ma citoyenneté humaine.
Fabrice Levy-Hadida un retour en 10 ou 12 textes - chronique - le 4-mai-13