14 octobre 1978
« Une situation donnée peut avoir une infinité d’effets différents sur les pensées d’un individu, selon son état d’esprit et son attitude. Ce qui m’affecte aujourd’hui ne m’affectera peut-être pas demain. Rien n’est constant. Tout change constamment. Après la naissance, nous sommes assaillis à chaque seconde de notre vie par une multitude d’impressions : différentes sensations, différentes interjections, différents vecteurs directionnels de force/d’énergie se composent et se recomposent constamment autour de nous. Le temps (des situations ordonnées en une progression logique visible) ne peut pas se répéter. Aucun des éléments émanant de l’expérience que nous avons du temps ne peut demeurer semblable parce que tout change continuellement. Physiquement l’être humain change constamment (la division des cellules) et personne n’est jamais dans le même état d’existence que ce soit mentalement ou physiquement.
La réalité du monde physique tel qu’il nous est connu se résume au mouvement. Au changement. S’il y a répétition, ce n’est pas une répétition à l’identique parce que (tout au moins) le temps a passé et donc un changement a eu lieu.
Deux êtres humains ne peuvent pas éprouver les mêmes sensations, expériences, sentiments ou pensées. Tout change, tout est toujours différent. Toutes ces variables qui se mêlent, qui interagissent, se détruisent, construisent de nouvelles formes, de nouvelles idées, de nouvelles « réalités », font que l’expérience humaine est caractérisée par le changement perpétuel et par ce que l’on appelle « l’évolution ».
Mon étonnement vient du fait que la plupart des êtres humains bâtissent leur vie autour de l’idée que ces différences, ces changements n’existent pas. Ils choisissent d’ignorer ces choses et tentent de planifier ou de contrôler leur existence. Ils font des plans, prennent des engagements à long terme, établissent un système régissant le temps et finissent par être contrôlés par leur propre système de contrôles.
Les gens ne veulent pas savoir qu’ils changent.
A moins qu’ils aient l’impression qu’il s’agit d’une amélioration, et alors ils se déclarent tous pour le « changement » et feraient tout pour « opérer des changements », combiner des situations ou provoquer de force un changement qui n’est pas dans l’ordre des choses. Ce concept recèle tant d’aspects différents qu’il est difficile de tous les noter.
Autour de moi, j’observe les attitudes suivantes :
Le changement est acceptable tant qu’il peut être contrôlé.
Le changement peut être prédit.
Les changements peuvent être provoqués, et/ou modifiés et/ou planifiés.
Si je me place devant le miroir et observe ma propre image, je vois une infinité de manières différentes de concevoir mon apparence. J’ai l’impression d’avoir beaucoup de visages différents. Je les endosse et je les enlève, et j’ai l’impression qu’il en est de même pour les autres. Les gens ont l’air différents selon les moments. Complètement différents, je veux dire. Cela a peut-être à voir avec ce qu’ils ressentent, mais je crois que c’est surtout en rapport avec mes sentiments à moi, mes émotions, la réalité qui est la mienne au moment où je les regarde.
D’habitude le fait que le changement constitue la réalité, que nous changeons constamment, sommes constamment dans des situations difficiles, des états d’esprit différents et finalement des réalités différentes
est ignoré
ou mal compris
ou mal interprété
ou affronté.
Plus simplement, les gens ont vaguement conscience de se sentir différents selon les moments ou de paraitre différents selon les jours, mais peu d’entre eux essaient vraiment de vivre cette réalité, de l’interroger ou d’analyser les raisons et les implications que cela peut avoir. Les gens essaient plutôt de garder le contrôle en vivant une vie fondée sur un modèle opposé. C’est comme surimposer une grille sur une parcelle d’herbe vivante et en changement constant puis essayer de faire entrer les brins d’herbe dans le quadrillage prédéfini de la grille.
Les gens, je le sais, ne peuvent pas vivre comme des brins d’herbe. Peut-être le pouvaient-ils à une époque, mais nous en sommes tellement loin que c’est difficile à concevoir. Mais les gens peuvent quand même vivre en gardant conscience du fait qu’ils changent constamment, qu’ils sont les produits d’un environnement changeant, de situations changeantes, et du temps. Ils peuvent au moins vivre en harmonie avec ce savoir, exister en accord avec lui, au lieu de le combattre.
Je suis sûr qu’il est possible que l’homme moderne en vienne à affronter cette réalité, à l’interroger, l’explorer, vivre avec elle, lui appartenir et finalement vivre une vie beaucoup plus confortable. Vivre en harmonie avec une idée. Vivre en harmonie avec une réalité incontrôlable à laquelle nous sommes soumis que nous le voulions ou non. Il n’y a pas d’autre choix que le choix de savoir comment y faire face.
J’écris tant parce qu’avant d’essayer d’expliquer la manière dont je pense vivre avec cette « réalité », je veux essayer d’expliquer (de m’expliquer à moi-même) que c’est réellement une réalité, qu’elle existe, et que je fais les choses d’une manière qui n’est pas totalement dénuée de raison.
Être victime de son propre savoir, c’est ne pas comprendre ce qu’est ce savoir et ce qu’en sont les résultats.
Être victime du changement, c’est en ignorer l’existence.
Être victime d’une vie fondée sur des pensées préconçues, c’est ignorer la possibilité d’une « autre façon de vivre », ignorer que l’on se trompe peut-être à propos des choses, ou que peut-être on ne sait pas vraiment ce que l’on pense.
Penser que l’on connait les réponses est aussi dangereux que ne pas penser qu’il est possible qu’il n’y ait pas de réponses… »