Elle est décédée à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Écrivaine célèbre et discrète, elle nous a appris à discerner les désagréments de la notoriété. On a eu le bonheur de compter parmi ses amis proches, appréciant en nous le silence qu’imposait sa place privilégiée dans la société. Déroger à ces conditions eût été fatal. Elle nous aurait rejetée d’un revers de la main comme, plus tard, on l’a fait envers les importuns. On a lu le premier recueil de nouvelles de Mélissa Verreault, Point d’équilibre.
Onze nouvelles qui nous ont semblé réfractées d’une vitre embrumée. Même si les personnages ne se détournent aucunement de leurs états d’âme, les relatant d’une manière réaliste, on a eu l’impression qu’ils nous échappaient, continuant à vivre sans nous, soulagés de nous avoir trouvés disponibles pour écouter leurs confidences. Ne sommes-nous pas des étrangers à qui nous nous livrons sans attendre de réciprocité ? Il y a aussi le spectacle auquel nous participons sans intervenir. Telle Maryse se remémorant l’accident causé par son partenaire, brisant sa carrière de danseuse. Si sa désespérance nous émeut, nous ne pouvons rien pour elle, comme ne peut rien Michaël, son amant qui, lui, continue à danser. Plus avant, un jeune Italien mentionne les raisons de sa fuite d’Italie, de son exil à Montréal. Comme Elisabetta, la prostituée qui l’a recueilli chez elle, nous l’écoutons, nous nous taisons. Barbara, escorte le soir, serveuse le jour dans un bar, l’éblouit, il en tombe follement amoureux, ne se doutant pas que le malheur le guette. Sa compagne Luisa, avec qui il vit, le met à la porte après qu’un matin deux hommes entrent, le tabassent, fouillent dans les tiroirs. Conseillé par un ami, il vaut mieux pour sa sécurité et celle de Barbara qu’il quitte à jamais l’Italie. Autre nouvelle italienne, nous écoutons la narratrice nous confier son angoisse : fiancée à Matteo, elle va en Italie faire la connaissance de ses futurs beaux-parents. Choc des cultures tant personnelles que sociales. Un récit intime décrit le chagrin de Sarah à l’enterrement de sa mère, en compagnie de son père et de sa nouvelle conjointe. Les deuils ponctuant l’existence de chacun, on a suivi Sarah dans son enfance partagée avec sa mère ; plus tard, pour avoir trop fumé, un cancer des poumons condamne cette dernière. Le passé et le présent, affligeants, se heurtent, les nuages et la pluie évoqués par Sarah adoucissent sa peine. Un texte palpable, poignant, on aimerait rassurer Sarah, lui tendre la main.
On tait la beauté et la souffrance qu’engendrent certaines nouvelles, ne pouvant, à notre tour, élaborer sur les intempéries intérieures qui secouent ces humains. Nous mentionnons deux histoires qui nous ont particulièrement étonnée : Les épaules d’Atlas et Les ballons de fête. Si les thèmes en sont différents, ils se rejoignent par leur intensité. Retour d’Afghanistan d’un militaire de carrière, hanté par une étrange vision qu’il ne parvient pas à chasser de son esprit meurtri, puis l’aventure amoureuse de Geneviève avec une amie qui fête ses trente ans. Remémoration dans ces cas précis du saccage irréparable occasionné par ces deux turbulences. L’une et l’autre enferment un homme et une femme dans un secret qu’ils ne pourront jamais aborder ni partager, une solitude incommensurable nourrissant leur déception. La nouvelle éponyme, Point d’équilibre, clôt le recueil sur le silence d’Élodie depuis sa tentative de suicide. Elle vit seule, a la manie de regarder chez les voisins qui, comme elle, mènent une vie insignifiante, d’où l’insidieuse approche d’un ennui mélancolique. Moisissure des pensées mornes, pourriture d’un acte dont Élodie s’accuse quand la corde à linge se rompt et qu’au printemps le propriétaire fait venir le poseur de cordes. Se disculper ne servirait pas à grand-chose, l’hiver a rongé l’équilibre qui maintenait Élodie en vie.
Textes qui s’entrechoquent quand plusieurs protagonistes se recoupent, poursuivent une trajectoire hors de leurs habitudes. Le destin les a réunis pour le plaisir du lecteur, qui ne se lasse pas de les entrapercevoir. Un clin d’œil suffit, pas davantage. Ils se glissent, tel un courant d’air fait claquer une porte. Nous sursautons, nous fronçons les sourcils. D’où vient tant de bruit ? Nous lisons et relisons ces fables qui, rédigées dans un langage bien souvent parlé, savamment maîtrisées, subtilement structurées, nous persuadent que, quoi qu’il arrive, la vie vaut la peine d’être considérée. Au bout de la route, roses ou chardons l’épinant, la mort se faufile, mettant un terme à nos doutes, à nos peurs, invalidant tous les équilibres que nous puisons à même nos expériences vitales.
Point d’équilibre, Mélissa Verreault
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2012, 175 pages