Nous venons tout juste de recevoir cette lettre du regretté Alphonse Allais (1854-1905 ). Aussi, n’hésitons-nous point à publier cette missive avant même de l’avoir lue :
Chers et honorés membres du Mouching.
Avant de commencer, permettez-moi de retirer mon képi bien bas devant les ardents patriotes dont l’esprit toujours en éveil n’a jamais perdu de vue le salut national, quitte à l’assurer moyennant une aide des animaux les plus inattendus.
L’idée de dresser des chiens militaires anti-cyclistes et des puces, non moins militaires, anti-chiens, est de celles que l’Europe vous envie.Votre invention, en outre, Messieurs, des obus chargés de poil à gratter indique bien que chez vous, l’humanitarisme le plus large s’unit à un nationalisme irréductible.
Et plus récemment, vos faucons dressés à crever les ballons ennemis ne firent-ils pas ouvrir l’oeil à un grand pays voisin que ma situation dans l’armée m’empêche de désigner plus clairement ?
Je ne vous ai pas parlé de vos géniaux crocodiles porte-torpille, parce que c’est précisément le sujet qui m’amène à vous entretenir aujourd’hui.
Oui, chers Mouching, vous avez parfaitement raison quand vous assurez que le crocodile est le plus éducable des animaux.
Beaucoup de mes camarades, officiers au Soudan, ont raconté que, pris dès l’oeuf et traité avec égard, le crocodile s’attache à l’homme et s’ingénie à lui rendre les mille petits services que lui permet sa complexion naturelle.
Il serait donc coupable, comme vous l’avez fort bien démontré, de ne pas mettre à profit d’aussi favorables dispositions.
Lors des dernières manoeuvres, mon rôle consista spécialement à étudier les nouveaux systèmes employés pour traverser les cours d’eau, lorsqu’on a sous la main ni pont, ni gués.
Vous allez peut-être sourire, mais le procédé qui me sembla réussir le mieux fut l’improvisation de radeaux composés de gamelles vides qu’on enferme avec de la paille dans des sacs vaguement imperméables.
Souvent, au cours de ces expériences, mes camarades et moi, nous pensions à vous et regrettions l’absence du si fertile en ressources que vous êtes.
Et voilà que, sans vous en douter, vous nous mettez sur la voie avec vos histoires de crocodile !
En quelque sorte proverbiale, l’insubmersibilité de ce saurien prouve que le vieux Archimède était encore au-dessous de la vérité quand, tout nu, dans la rue, il proclamait son fameux principe, à la grande joie des galopins de Syracuse qui hurlaient à son unisson : « Eurêka ! Eurêka ! ».Le pont des crocodiles ! Oui, c’est là le noeud de la question .
Donc, que Messieurs de l’artillerie, puisque c’est eux que cela regarde, n’hésitent point !. Qu’une section spéciale de dresseurs de crocodiles-pontonniers soit organisé sans retard !
Qui sait ? Le salut est peut-être la.
Veuillez, etc. etc.
Alphonse Allais.
Certes, l’idée de l’honorable correspondant et des plus séduisantes mais vous verrez une fois de plus à l’oeuvre l’inertie des bureaux de notre pauvre Pays…