Rencontre avec Jérôme Sabbagh, saxophoniste
Paris. Le Père Tranquille.
Dimanche 28 avril 2013
La photographie de Jérôme Sabbagh est l'oeuvre du Grandiose Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.
Après ses concerts en trio à Paris, où il naquit, au Duc des Lombards avec Jozef Dumoulin et Daniel Humair, avant de repartir pour New York où il vit depuis 1995, Jérôme Sabbagh m’a confié ses impressions sur le jazz d’aujourd’hui, ses projets musicaux, entre New York et Paris.
Guillaume Lagrée : Pourquoi t’es-tu installé à New York ?
Jérôme Sabbagh : Je suis né à Paris en 1973. Je suis parti aux Etats-Unis à Boston, au Berklee College of Music, en 1993 pour deux ans d’étude. En 1995, mon visa était encore valable. J’ai décidé de partir pour New York voir ce qui se passait. Cela m’a plu et je suis resté.
GL : Comment t’es-tu imposé à New York ?
JS : Par le travail. Cela m’a pris des années et je continue d’y travailler.
GL : As-tu galéré au début ?
JS : Bien sûr. C’est ce que les Américains appellent « paying dues ». A New York, il y a de plus en plus de musiciens qui sortent des écoles, qui viennent du monde entier, plus encore qu’il y a 20 ans quand j’ai commencé. D’où un problème de place. Mais, en même temps, c’est large, c’est créatif. De manière générale, j’ai une vision non sectaire du jazz. Ce qui me touche, ce sont des expressions, des personnalités, pas un style particulier. A New York, le champ est large et il y a beaucoup de bons musiciens
GL : Comment fais-tu la part entre le leader et le sideman ?
JS : Je ne fais plus trop de musique alimentaire sauf gros besoin financier. Je n’en ai pas besoin car j’enseigne et j’arrive à vivre de ma musique. Quand je suis appelé comme sideman, c’est qu’on aime ce que je fais et qu’on pense que que je vais apporter quelque chose de valable. Les leaders sont plus ou moins directifs. Il faut essayer de leur donner satisfaction tout en restant soi-même et partir du principe que, si on a été choisi, c’est pour une raison. Il faut jouer le plus honnêtement possible. Paul Motian, avec qui j’ai joué, ne disait pas grand-chose mais, en même temps, je sentais qu’il voulait que je sois moi-même et que je donne le meilleur de moi-même. Il m’a mis en confiance alors que je succédais dans son groupe à Joe Lovano. Nous avons tous nos maîtres, nos modèles - et Joe Lovano est l’un des miens - mais respecter la tradition en jazz, c’est aussi s’affirmer, marquer sa personnalité.
GL : Tu n’as joué que du sax ténor vendredi soir au concert auquel j’assistai. Ne joues-tu que du ténor ?
JS : Je joue aussi du soprano. Je l’avais avec moi, vendredi, au 2e concert mais, dans l’instant, je n’ai pas éprouvé le besoin d’en jouer. J’en ai joué le lendemain. Adolescent, j’ai commencé par l’alto, puis j’ai ajouté le soprano, avant de jouer du ténor. J’ai pris des cours avec Dave Liebman qui a été une influence importante pour moi à l’époque. Lorsque je me suis acheté un ténor, j’ai abandonné l’alto. Mes maîtres au ténor sont, dans aucun ordre particulier, John Coltrane, Stan Getz, Joe Henderson, Sonny Rollins et Dexter Gordon.
GL : Comment fais-tu pour jouer avec des personnalités aussi fortes que Jozef Dumoulin et Daniel Humair ?
JS : Chacun donne, et chacun reçoit. Nous sommes constamment en interaction, constamment disponibles. Il n’y a pas d’idée préconçue. L’échange est permanent. Jozef Dumoulin et Daniel Humair n’avaient jamais joué ensemble mais j’ai pensé que ça marcherait sur cette musique que j’avais composée pour Daniel et Ben Monder (guitare), dans l’album « I Will Follow You » . Par ailleurs, beaucoup de morceaux sont entièrement improvisés. Avec les musiciens appropriés, ça marche très bien. Vendredi, c’était notre première soirée sur scène ensemble. Dès le premier morceau, j’ai senti que cela se passait bien.
GL : Comment ça se passe quand tu joues avec des gens plus âgés ou plus jeunes que toi ? Quelle est la différence ?
JS : Il n’y en pas vraiment. Je choisis des musiciens pour leur personnalité, quel que soit leur âge. Cela dit, Daniel Humair ou Paul Motian ont joué au plus haut niveau pendant des décennies. Ils ont beaucoup d’expérience, de sagesse, et de folie aussi. De manière générale, chaque fois qu’on a l’occasion de jouer avec de grands musiciens, il faut la saisir car on apprend énormément à leur contact. Dans l’élaboration de la musique, parfois c’est plus spécifique mais j’ai tendance à en dire le moins possible. Une fois les bonnes personnes choisies, il faut les laisser s’approprier votre musique. Souvent, ils vont trouver quelque-chose auquel vous n’aviez pas pensé et qui convient mieux. Après tout, je ne suis ni batteur, ni guitariste, ni bassiste, ni pianiste.
GL : Comment se passe la communication entre musiciens ?
JS : Instinctivement. C’est la seule manière dont ça peut vraiment se passer. Passé un certain point dans l’élaboration de la musique, s’il y a trop besoin d’expliquer les choses, c’est que ça ne marche pas.
GL : Tu es Français mais tu vis aux USA depuis 20 ans. Suis-tu l’actualité musicale en France, en Europe ?
JS : J’ai gardé contact avec des musiciens en France. Je suis un peu ce qui se passe. Je joue avec Jozef Dumoulin, Laurent Coq, Daniel Humair, Nelson Veras, qui vivent à Paris. Il y a de plus en plus de passerelles entre Paris et New-York, il me semble. Quand Nelson Veras est venu à New York, tout le monde le connaissait, à commencer par les guitaristes! A Paris, j’apprécie aussi des musiciens comme Benoît Delbecq et Alain Jean-Marie, dans des genres très différents.
GL : Le sexophone, comme dit Prince, ça marche toujours avec les filles ?
JS : (Rire) Bien sûr! Soi-disant, Lester Young a abandonné la batterie pour le saxophone ténor parce qu’il s’est aperçu que, le temps qu’il démonte la batterie, le saxophoniste était déjà parti avec la fille qu’il avait repéré dans la salle durant le concert.
GL : A ma connaissance, tu n’as pas accompagné de chanteur ou de chanteuse. Pourquoi ?
JS : J’aimerais jouer avec une chanteuse ou un chanteur mais je n’en ai pas encore trouvé vraiment l’occasion. J’ai accompagné Elisabeth Kontomanou quand elle vivait à New York. Ca reste un excellent souvenir. J’ai aussi fait un concert avec Kate McGarry, et plusieurs avec Luciana Souza, dans le cadre du groupe de Guillermo Klein.
GL : Quelle est ton actualité ?
JS : Je vais enregistrer un nouvel album pour Bee Jazz avec le quartet composé de Ben Monder, Joe Martin et Ted Poor début juin 2013. Il sortira début 2014. Cela fait 10 ans que ce quartet existe. Je persiste à penser qu’avoir un groupe stable est ce qui permet de développer le mieux son potentiel créatif. Pour moi, le jazz est une musique de groupes. Le marché exige sans cesse du neuf, du brillant. C’est souvent au détriment de la musique.
GL : Comment avez-vous fait pour jouer une musique pareille au Duc des Lombards qui a une programmation plutôt mainstream ?
JS : Ca s’est très bien passé et ça ne m’a pas réellement surpris. Il est important d’établir une relation avec le public, mais en premier lieu nous avons simplement essayé de faire du mieux possible ce que nous aimons faire, et la grande majorité du public a suivi, même si le fait d’avoir un noyau dur de gens qui venaient vraiment pour nous - et ont imposé leur écoute aux autres - nous a aidé. Nous avons eu des rappels à trois sets sur quatre. Quand le public perçoit l’honnêteté d’une démarche et le plaisir de jouer ensemble, il peut se laisser séduire même quand il s’agit d’une musique qu’il n’a forcément l’habitude d’entendre. Je crois fermement à l’intelligence et à la sensibilité du public. Quand on joue bien, le public le sent, quand on joue mal aussi. Il faut avoir l’honnêteté de proposer ce que l’on aime, ce que l’on est, et laisser le public trancher et se faire sa propre opinion. Sinon, on est dans le cadre de la manipulation, et pas dans celui d’une expression artistique digne de ce nom.
Par ailleurs, je ne pense pas qu’il soit plus facile d’écouter du bebop que la musique que je fais avec Jozef et Daniel car il y a des références,des codes dans le bebop, et la communication entre musiciens peut y être moins perceptible. C’est comme voir un tableau du XVII° siècle : même si c’est figuratif, le fait de ne pas connaître les codes fait que l’on ne voit que la surface des choses. Alors qu’un tableau abstrait laisse davantage libre cours à l’imagination. Confrontés à une musique un peu mystérieuse, ou simplement pas formatée, les gens sont souvent intéressés, stimulés, justement parce qu’ils n’ont plus l’habitude d’assister à un acte collectif. L’écoute qui peut être la leur à ce moment-là devient privilégiée parce-qu’elle est l’exact opposé du zapping auquel nous sommes tous de plus en plus conditionné. Après, il y a de la musique complexe qui se complaît dans sa complexité. Ce n’est pas non plus ma conception de la musique.
GL : A ce niveau d’exigence musicale, n’êtes-vous pas proche de celui de la musique classique ?
JS : À mon avis, le niveau d’exigence n’est pas moindre en jazz qu’en musique classique.
GL : Comment fais tu pour jouer cette musique à New York ?
JS : Daniel Humair ne vit pas à New York. Pour jouer ce répertoire là-bas, j’ai d’abord pensé à Tom Rainey mais il n’était pas disponible. Ben Monder m’a suggéré d’appeler Paul Motian. Je n’osais pas mais j’ai fini par le faire et il a accepté. Nous avons joué un soir au Cornelia Street Café et c’est cette expérience qui a décidé Paul à nous convier à jouer une semaine au Village Vanguard deux mois plus tard.
Jérôme Sabbagh vit sa carrière sans agent pour le faire tourner. Vous ne l’entendrez dans aucun festival en France ou en Europe cet été, sublimes lectrices, superbes lecteurs. Pour le voir et l'écouter en concert, il faut, en attendant son prochain séjour au pays natal, aller à New York, USA. Ses albums sont en vente chez tous les marchands de musique dignes de ce nom. Un homme à suivre.
Voici le trio Jérôme Sabbagh/Ben Monder/Daniel Humair en concert à Paris au Sunside. Profitez en, sublimes lectrices, superbes lecteurs.