Deux ouvrages récents s’efforcent de comprendre et d’analyser la floraison contemporaine des théories du complot et le renouveau d’un imaginaire conspirationniste, héritier direct de la première moitié du XXe siècle. Comment la « société de la connaissance » peut-elle céder aux chimères les plus absurdes ?
Une épidémie conspirationniste
C'est devenu une règle: il n’est quasiment plus un événement significatif qui ne donne aujourd’hui naissance à diverses théories fumeuses. Et plus l’événement est grave, plus les théories sont élaborées, plus les complots supposés voient eux-mêmes leur envergure s’étendre. Récemment, les attentats de Boston en furent de nouveau l’exemple : dans les heures qui suivirent, et alors que les suspects étaient encore recherchés, les théories du complot apparaissaient déjà, soulignant de supposées incohérences de la « version officielle » (expression qui laisse à elle seule toujours supposer une version plus sincère) et faisant l'hypothèse de différents degrés de culpabilité des services secrets et du gouvernement américain.
Ce phénomène concomitant à la montée d’internet (outil qui lui a donné de la visibilité et en a réactivé la « contagion »), s'est rendu particulièrement visible depuis les attentats du 11 septembre 2001 qui aujourd’hui encore concentrent une véritable communauté, convaincue que la vérité est dissimulée par les pouvoirs publics — tendance que l’on a pu voir ressurgir après l’annonce récente de la découverte d’un élément d’aile provenant manifestement de l’un des deux Boeing 767 à proximité du World Trade Center. Cette tendance interroge de plus en plus, en particulier tout récemment Pierre-André Taguieff dans Court traité de complotologie (Mille et une nuits) et Gérald Bronner dans La démocratie des crédules (PUF). Deux regards bien différents mais assez convergents sur une même question.
Pour Pierre-André Taguieff, un réflexe causal
Connu pour ses travaux sur le racisme, le souvent controversé Pierre-André Taguieff s'est naturellement intéressé de plus en plus aux conspirationnistes au fil des années, notamment dans Les protocoles des sages de Sion (1994, nouv. éd. 2004) et dans L'imaginaire du complot mondial (2007). Cette fois, son Court traité de complotologie tente une approche globale de la question, partant d'un récapitulatif historique de nombreuses théories du complot, plus ou moins depuis la Révolution française et la théorie des illuminati de Bavière, et jusqu'aux plus récents avatars (crise financière, affaire DSK, attentats de Mohamed Mehra).
De cette accumulation très informée, Taguieff tire quelques lignes de force. Ainsi la théorie du complot apparaît avant tout comme une manie d'explication causale, comme si tout événement, tout fait majeur résultait d'un dessein clair et efficacement réalisé. La théorie du complot, « simulacre de science sociale », postule ainsi « que le résultat final d'une action constitue la parfaite réalisation de l'acteur qui y trouve son intérêt ». Le réflexe conspirationniste est ainsi le même, et chacun, en se prenant pour un enquêteur derrière son écran, tend à l'adopter : face à l'événement, quel qu'il soit, cherchons d'abord à qui il profite, pour en désigner le responsable, par une curieuse inversion de la notion d'alibi. Les théories du complot fabriquent donc des explications lorsqu'il n'y en a pas, ou des explications acceptables pour ceux qui rejettent l'explication officielle parce qu'elle leur est, pour quelque raison, insupportable.
Travestissement de l'esprit critique
Mais ce n'est pas tout, comme le pressent Taguieff : le succès des tendances conspirationnistes dépasse en effet aujourd'hui largement les groupes extrémistes. Car le conspirationnisme n'est plus seulement dénonciation d'un complot, mais aussi doute général. On ne peut plus « croire » la parole dès lors qu'elle est « officielle » et défend donc certains intérêts. Il faut donc en douter. Ces nouveaux réflexes, travestissement d'esprit critique (il serait plus exact de parler de relativisme systématique), se retrouvent à grande échelle, et sont de fait désormais les plus revendiqués, par exemple, par les mouvements conspirationnistes autour du 11 septembre, qui n'affirment rien mais rejettent tout.
La construction d'une véritable théorie du complot est accessoire : l'essentiel est de montrer que l'on ne se laisse pas berner par les mensonges et les dissimulations officielles, selon des questionnements-réflexes eux-mêmes aussi simples qu'impossible à satisfaire, qui supposent en particulier que tout document ou toute information qui n'est pas rendu public est nécessairement une preuve contradictoire volontairement dissimulée. Et face il n'y aurait guère d'autre remède que l'apprentissage du véritable esprit critique, Taguieff croyant en effet à l'éducation comme solution à cette crédulité galopante.
L'ambition foisonnante et brouillonne de Gérald Bronner
Sociologue spécialisé dans les croyances collectives (son livre L'empire des croyances (2003) proposait déjà une étude approfondie du sujet, tandis que Coïncidences (2007) s'intéressait aux représentations et tentatives d'explication logique du hasard), Gérald Bronner prend d'une certaine façon le relais de Taguieff dans cette réflexion, bien que les deux auteurs partagent bien entendu certains constats de base (comme l'appétence pour les explications causales et particulièrement mono-causales). Là où le livre de Taguieff a le mérite de la précision et de la concision du propos, La démocratie des crédules cherche à se distinguer par l'ambition de décoder les mécanismes mentaux et sociaux à l'œuvre, bien entendu derrière les conspirationnismes en tout genre, mais pas seulement, puisque la réflexion est étendue à toutes sortes de mécanismes de rumeurs, de légendes urbaines et de bruits (avec un regard sur la problématique de « peoplisation » de la politique), à certains travers médiatiques ou encore à des erreurs de jugement courantes (telle que la question de la rotation de la Terre autour du Soleil).
C'est d'ailleurs ce foisonnement d'objets d'études qui prend trop souvent le dessus et empêche de saisir précisément la direction du propos. La fascination patente de l'auteur pour ces mécanismes de rumeurs lui fait par ailleurs manquer de prendre une certaine distance par rapport à leur description et de s'abstraire de leur absurdité intrinsèque. Aussi le propos se perd-il dans de longs développements sur des questions assez annexes (comme la question de la véracité de la « vague de suicides » de France Télécom). Les tentatives d'explication, quant à elles, se basent sur des références assez classiques tout en proposant une forêt de mécanismes mentaux et une liste interminable d'effets (effet Olson, effet Fort, effet râteau, effet Werther, effet Othello, effet d'ancrage, effet Ésope...) qui ne clarifient guère le propos.
L'ambition affichée dans les premières pages finit par se diluer dans une analyse qui s'attache sans vraiment les différencier à des questions comme le traitement individuel de l'information et les mécanismes mentaux qu'il soulève, comme les biais cognitifs des mécanismes de délibération, comme de simples erreurs de calcul et illusions mentales, et même à des objets accessoires, comme le principe de précaution dont Gérald Bronner est un critique de longue date. Mais ce qui dérange le plus, c'est sans doute le mélange parfois très poussé entre arguments logiques et prises de positions politiques ou idéologiques, et l'affirmation systématique de la supériorité d'une prise de position logique sur une prise de position politique, comme par exemple sur la question de la production nucléaire de l'électricité, quel que soit le point de vue que l'on adopte sur la question.
Tentations antidémocratiques
Il en ressort l'impression désagréable d'une certaine haine de la démocratie, pour paraphraser Jacques Rancière, bien que Bronner propose de distinguer nettement une (mauvaise) démocratie cognitive d'une démocratie politique sur laquelle il s'abstient de prendre position. Le problème est évidemment de savoir où s'arrête précisément l'une pour que commence l'autre, où débute le terrain de la compétence qui ne peut s'ouvrir au choix démocratique (ou, pour reprendre les mots que l'auteur souligne avec délectation, à des « processus bassement démocratiques », p. 271). Le fait est également que l'auteur semble confondre certains concepts, comme la démocratie et ce que l'on tendrait à appeler fonctionnement communautaire (par exemple dans le cas de Wikipédia (p. 294), qui ne revendique pas un fonctionnement démocratique quant à son contenu). La confusion qui ressort de l'essentiel de cet ouvrage assez brouillon (ou brouillon d'ouvrage tant les coquilles parsemées étonnent venant des PUF...) a d'ailleurs pour effet pervers que certains des illuminés qu'il dénonce parviennent de façon étonnante à mettre assez aisément à mal les argumentaires de Bronner sur le plan purement logique dans lequel il entend se placer.
On peut du moins essayer de s'y retrouver parmi les conclusions de Bronner et les solutions qu'il esquisse. Contrairement à Taguieff (ou au très honorable André Brahic cité par Bronner, p. 275) l'éducation est ici considérée comme une fausse issue en elle-même. À l'appui de cette opinion Bronner invoque d'ailleurs des arguments qui relèvent, une nouvelle fois, des mêmes erreurs logiques qu'il prétend ailleurs dénoncer (ainsi, le fait que beaucoup de terroristes islamistes détiennent des diplômes supérieurs démontrerait que l'éducation ne protège pas des erreurs de discernement). Toutefois, Bronner consent que soient souhaitables le développement d'une certaine culture scientifique et d'une meilleure connaissance des sciences et de leur méthode, ou encore que soient accomplis certains progrès dans l'encadrement du métier de journaliste. Si l'on y pense bien, on peut aussi craindre à travers ces obsessions pour l'enseignement d'une méthode jugée saine et l'encadrement de la presse par des règles tangibles, un enfermement dans le paradigme de la compétence qui, une nouvelle fois, évoque la tentation antidémocrate apparemment assumée par l'auteur.
Rire sainement de l'insane
Malgré l'ambition de chacun de ces deux récents ouvrages, on n'a guère l'impression de voir la question des théories du complot résolue, ou du moins que le thème soit très profondément analysé et que le propos dépasse réellement (dans un cas comme dans l'autre) le catalogue d'exemples. Du moins peut-on déduire des deux auteurs certaines règles de conduite qui ne sont guère que celles de tout esprit assez construit (il est évident par exemple que quiconque se concevant comme de gauche ne saurait vivre sans lire aussi souvent qu'il le peut la presse de droite, dans un pur esprit de réfutation, mais cela ne nous apprend rien que Sun Tzu n'ait depuis longtemps avancé).
Reste face aux différents délires conspirationnistes et à certaines paranoïas collectives avancées une arme au moins, une réaction appropriée (sans rejeter pour autant certaines inquiétudes) : le rire, qui ne pouvait qu'envahir le spectateur attentif des « actualités » quand, récemment, les chefs de file des opposants au mariage pour tous accusaient la Préfecture d'avoir truqué les images aériennes pour en minimiser l'affluence.
Ce choix du rire, on peut le faire du moins avec Thomas Pynchon, en lisant ou en relisant son premier et fulgurant chef-d'œuvre, Vente à la criée du lot 49 (1966). Ou comment une femme trouve par hasard et bien malgré elle un sens à sa vie en découvrant tous les signes d'une conspiration mondiale et multi-séculaire, dans l'environnement chaotique et foisonnant de la Californie des années 1960, aussi jubilatoire qu'angoissant.
Gérald Bronner
La démocratie des crédules
PUF, mars 2013, 360 p.
Prix éditeur : 19 €
Pierre-André Taguieff
Court traité de complotologie
Mille et une nuits, avril 2013, 440 p.
Prix éditeur : 23 €
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