Tim Burton : un regard en arrière
A l’occasion de l’exposition consacrée à Tim Burton à la Cinémathèque française de mars à août 2012 (reprenant celle créée par le MoMa à New York en 2009), Matthieu Orléan a donné une conférence sur « La géographie imaginaire des films de Tim Burton : de Burbank à New Holland ». Dans la présentation de l’exposition que la Cinémathèque lui a laissé présenter, un passage reprend les idées développées dans sa communication.
« L’exposition est l’occasion d’accompagner le travail de Burton jusqu’à aujourd’hui et de révéler des éléments issus de ses tout derniers films, Dark shadows et Frankenweenie qui sortiront en 2012. Ce dernier situe […] son action dans un pays européen imaginaire du nom de New Holland. Après Mars attacks!, satire fantaisiste sur une Amérique au bord de l’explosion (peuplée de promoteurs véreux, d’adeptes New Age et de militaires fascistes), et à partir de Sleepy Holllow, qui prend pour cadre une communauté d’immigrés hollandais fraîchement arrivés aux États-Unis, Burton a recentré son travail autour d’une nouvelle géographie. Il a décidé de se rapprocher physiquement et esthétiquement de l’Europe. Ce sera le Londres très Jack l’Eventreur de Sweeney Todd ; les références anglaises à Roald Dahl (Charlie) et à Lewis Carroll (Alice). Que signifie ce déplacement de centre de gravité ? L’identité de Burton elle-même est soumise aux métamorphoses comme celles que subissent les personnages de sa Divine Comédie : les héros polymorphes de Trick or treat (1980), immortalisés aux crayons de couleurs. Et si Burton était le plus européen des cinéastes américains ? Et s’il était le plus moderne de cette lignée de metteurs en scène illusionnistes qui inventèrent, avec le cinématographe, l’enchantement et la peur ? »
Burbank, sa ville natale, apparaît beaucoup, directement ou non, dans ses premiers films : Frankenweenie (1984), Pee-Wee’s big adventure (1985), Beetlejuice (1988) ou Edward aux mains d’argent (1990). La banlieue californienne est un espace double où les façades propres et les plates-bandes colorées des pavillons cachent mal les bizarreries et les déviances des habitants. En 1994, Burton réalise ensuite Ed Wood qui semble marquer une nouvelle étape dans sa filmographie bien que Matthieu Orléan ne dise presque rien de ce film. Pour la première fois en effet, Burton ne décrit plus des périphéries californiennes mais se déplace dans la ville même de Los Angeles et particulièrement à Hollywood. C’est dans cet hypercentre que la folle équipe du « plus mauvais réalisateur de tous les temps » s’excite et se débat (si les lieux sont centraux, les personnages, eux, restent bien marginaux).
Après avoir évoqué d’autres centres urbains (ceux de Gotham City dans Batman, 1989, et Batman, le défi, 1991, ainsi que Las Vegas dans Mars attacks!, 1996) M. Orléan s’intéresse aux forêts. Il explique l’importance de cet espace par l’histoire, car « toutes les institutions importantes réelles et mentales de l’Amérique (la famille, la cité, la religion, la justice) furent fondées à l’origine contre les forêts et contre le danger qu’elles représentaient ». Ces forêts apparaissent dans Sleepy Hollow (1999) et dans Big fish (2001), deux films qui replongent donc à leur façon dans l’histoire des États-Unis. Ce retour aux origines (guerre d’indépendance et communauté hollandaise au bord de l’Hudson dans Sleepy Hollow, communauté originelle tenue à l’écart de tout dans Big fish) se traduit aussi par un déplacement géographique de la côte Ouest à la côte Est des États-Unis (déplacement entrepris dès le premier épisode de Batman puisque Gotham City prend New York pour modèle). Prenant le chemin inverse des pionniers de la conquête de l’Ouest, Burton effectue par conséquent un retour en arrière.
Dans Edward aux mains d’argent, Edward apparaît à la jolie Kim dans un miroir. De même, le château d’Edward apparaît à Peg, la représentante en cosmétique, dans un rétroviseur. Jean-Louis Leutrat écrit que « le cinéma insère des miroirs dans son cadre grâce auxquels il montre l’invisible » (Vie des fantômes, 1995). Le miroir est un révélateur. Il montre à Kim un être qui va immanquablement l’attirer et peut-être tout à la fois un aspect refoulé de sa personnalité [1]. C’est aussi de cette façon que l’on perçoit le château néo-gothique, comme un pan invisible de la communauté qu’il reflète (non pas les belles habitations d’un voisinage poli et souriant mais une demeure inquiétante abritant un personnage angoissé). Le miroir permet donc un regard en arrière et une introspection.
Burton cherche à comprendre ce qu’il y a derrière : derrière les masques, derrière les apparences… Il cherche également d’une certaine façon à comprendre ce qu’il y a derrière les communautés, ce qui les constitue intrinsèquement et se tourne pour cela vers le passé. On se demande alors si le Vieux Continent ne serait pas un parent effrayant pour les États-Unis, voire le monstre derrière l’épaule [2].
Burton part s’installer à Londres et Orléan note un nouvel ancrage, anglais cette fois, dans sa filmographie entre 2005 et 2010 (Charlie et la chocolaterie, Sweeney Todd, et Alice in Wonderland). L’Europe qui, même dissimulée, a toujours été présente dans l’œuvre de Burton (par ses inspirations gothiques, expressionnistes…) serait-elle pour lui un terreau plus fertile à présent ? Il est encore intéressant de préciser que des deux projets menés parallèlement et sortis la même année 2012, l’un (Dark shadows) comporte à la fin de son introduction un trajet de Liverpool vers le Nouveau Monde, et l’autre (Frankenweenie) revient dans une aventure morbide à… Burbank. Ce retour au pays ne signifie cependant pas la fin de l’exploration européenne puisque, parmi les prochains films annoncés, figure une adaptation de Pinocchio [3]. Après de tels trajets dans la filmographie de Burton, ses propres visions de l’Amérique et de l’Europe se dévoilent, la seconde le plus souvent en réaction à la première. Toutefois, à bien y regarder, les films réalisés en 2012 semblent aussi tisser des liens moins contrastés, plus complexes, entre l’Amérique et le Vieux Continent. Peut-être les frontières entre les espaces appréhendés se sont-elles estompées et, peut-être, maintenant que Burton a vécu en Europe, sait-il désormais ce qu’il y a derrière.
[1] Face au miroir, Kim ne se fait pas belle, elle se fait éclater un bouton. A ce moment précis, elle a quelque chose de dégoûtant ou répugnant. Edward pendant ce temps est derrière elle, tapis dans l’ombre. Quand elle voit son reflet, elle bondit effrayée. Et dans les premiers échanges, Kim a bien l’air dégoûté devant Edward.
[2] Attribuer un caractère monstrueux à l’Europe expliquerait la dualité de la banlieue dans la version 2012 de Frankenweenie.
[3] Quoique sont aussi annoncés une adaptation de Miss Peregrine’s home for peculiar children de l’Américain Ransom Riggs ainsi qu’une évocation de la vie du peintre Walter Keane.