Il y a quelque chose de profondément décourageant dans la façon dont, au Québec, sitôt qu’un gouvernement veut un tant soit peu gouverner,
C’est que l’idéologie néolibérale fait tout pour rendre littéralement impensable la sortie du moule de l’exploitation et de la consommation à outrance. La montée extravagante des désirs individuels disproportionnés, puissamment programmés par la pub, transforme les endettés chroniques en toutous dociles prêts à lécher n’importe quelle main puante et sale. Quant aux prétendus « créateurs de richesse », ils n’ont pas encore songé à maîtriser, ne serait-ce qu’un peu, leur appétit insatiable de fric. Et ils ont parfaitement réussi à convaincre les médias — la chose n’est pas difficile pour qui les possède et peut les modeler à son image — qu’exploitation, dans tous les sens du mot, notamment celui qui a encore fait périr dernièrement plusieurs dizaines de malheureux Bangladeshis — rime avec développement ; que tout développement est un développement humain et que l’homme est un animal essentiellement domestiqué, berné, crédule et somme toute assez peu intelligent, rivé qu’il est à son sacro-saint « gros bon sens ». Car c’est bien à partir de ce gros bon sens que les pires aberrations peuvent paraître « naturelles », si du moins on y met le prix en termes de propagande.
La chose du monde la mieux partagée
Descartes avait raison, le bon sens est la folie la plus commune qui ait jamais assis l’humanité : si l’on avait écouté le bon sens, nous vivrions
Basé sur la perception et confirmé par la connivence, le bon sens, malgré ses prétentions, se rit de la réalité : même si la science a prouvé le contraire il y a plusieurs siècles, il continue, par exemple, à croire que la terre est plate — l’horizon semble rendre cette intuition irréfutable — et que le soleil tourne autour. Comme le « prouve » la langue qui le fait « se lever », monter dans le ciel, puis « se coucher ». Le bon sens, c’est l’ignorance heureuse, l’anthropomorphisme magique, le confort intellectuel. C’est, dirait Goya, « le sommeil de la raison » dont on sait qu’il engendre des monstres.
En matière de morale, cette nuit confortable fait naître la monstruosité des normes séculaires : d’abord elles semblent s’imposer d’elles-mêmes, elles correspondent à la façon implicite dont une société se pense. Puis elles s’ossifient : on les observe comme on adore une idole, en passant, par habitude et sans trop réfléchir. Elles deviennent le paysage des évidences sans conscience.
En matière politique, le gros bon sens justifie toujours le statu quo, l’absence de vagues et, au Québec tout particulièrement, la peur des chicanes qui ébranlent. Tout à coup qu’elles feraient bouger les choses !
Tous les politiciens, de gauche comme de droite, carburent à la majorité silencieuse : pour se faire élire, ils se rabattent toujours vers ce centre, décidément mou, résolument marécageux, où ça n’en finit pas de penser immédiat, simplet, pas compliqué ; où ça croupit dans le gros bon sens et l’évidence qui se prend pour la vérité ; où ça digère plus que ça ne pense.
Rimbaud nommait « assis » ou « justes » les occupants heureux d’un centre délétère et lançait à leur collectif singulier une invective folle :
Des sueurs me prirent : « Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les fleurs
D’astres lactés et les essaims d’astéroïdes ? »
Et en effet, ouvrir des mondes, trouer le sommeil de la raison, faire voir d’autres possibles, c’est bien la fonction de la poésie, de l’art et osera-t-on ajouter de la science. Cette science que Rimbaud évoque ici discrètement pour faire voler en éclats astronomiques les assises trop sages de qui s’est enfermé dans un quotidien d’habitudes et de constats tranquilles.
Car les pires ennemis de l’intelligence endormie qui fait toujours tenir le statu quo bien au-delà de sa date de péremption, ce sont la science et l’art, la raison et l’imagination, concurrentes et complices, vouées toujours à faire sortir l’être humain de son impuissance et de sa résignation.
En brisant le silence où se complait la prétendue majorité de tous ceux qui, ne disant mot, consentent à tout.
Et si la vraie tâche des politiciens consistait à faire sauter gaiement les chaises où chacun s’enfonce toujours un peu trop ?
Si le cul par terre, on voyait un peu plus large ?
Pour le moment, en guise de politiciens, nous n’avons que des rapailleurs à la petite semaine.
Et nous restons assis, silencieux et peureux, cois et sages.
Jean-Pierre Vidal