« Ce genre de choses, enfant, j’adorais. On passait devant un café – ou un magasin, je ne sais plus -, où il y avait une bouteille gigantesque et on criait : « T’as vu la grosse bouteille ?! » Trop beau. Je me souviens aussi d’un panneau publicitaire immense où une main versait, d’un paquet en relief, de la lessive figurée par des fils métalliques qui frissonnaient dans le vent et donnaient l’impression que la poudre tombait vraiment dans la bassine. Extraordinaire. » Mais voilà la petite Sibylle a grandi et maintenant elle ne voit plus la ville avec ses yeux d’enfant émerveillés. C’est dommage. Mais que cela ne vous empêche pas de lire son Petit traité des villes à l’usage de ceux qui les habitent. Les journalistes qui comprennent la ville, s’y intéressent et savent en parler sont trop rares. Et même si on n’est pas à 100% d’accord, tant mieux finalement, ça enrichit le débat. Alors, il ne faut pas bouder son plaisir et parcourir les pages de ce livre « écrit à la première personne » comme une promenade urbaine, et une invitation à la réflexion sur la ville d’aujourd’hui.
Lors de la présentation qu’elle en faisait mardi dernier à la librairie le Genre Urbain, Sibylle Vincendon qui a longtemps dirigé les cahiers Villes de Libération, présente son projet. Expliquer la ville, telle qu’elle la voit aujourd’hui, une ville en proie à une « privatisation » faisant passer l’initiative en terme de développement et d’urbanisme ou plutôt d’urbanisation, de la sphère publique et politique, à celle du privé, des enseignes, comme la « ville franchisée » de David Mangin, une banalisation des centres villes, avec les mêmes enseignes et les mêmes rues piétonnes, les mêmes entrées de ville avec centres commerciaux, et Carrefours dans les deux sens du terme, le rond-point et la grande surface, les lotissements symboles de la non-urbanisation, bref, une ville qui n’est plus vraiment la ville.
Et jusqu’à un jugement sur les entrées de villes que ne renierait pas notre président urbaniste, Nicolas Sarkozy, lorsqu’elle écrit, « mais là, de l’alignement, il n’y en a plus du tout. C’est le n’importe quoi généralisé. Pas un élément ne contribue à une unification quelconque des lieux… L’invraisemblable bordel qui jalonne les routes est-il une forme de ville intéressante ? J’ai peur que non. J’ai beau regarder partout, je ne perçois pas une once de quoi que ce soit qui porte un imaginaire dans ces lieux. C’est juste massacré point à la ligne. »
Au-delà de ce désamour - peut-être trop raisonné ou théorisé - pour les entrées des villes, une question est omniprésente dans le livre, formulée de multiples façons, sans que la réponse ne soit donnée : qu’est-ce qu’une ville ? Question qui se traduit par des expressions comme « toutes les vraies villes », comme s’il y en avait de fausses, ou ces « endroits que l’on croyait urbains par nature, ancrés dans la ville et dans l’histoire », la ville neuve peut-elle être urbaine ? Avec en corollaire, la question de la limite de ce qui fait ville et de ce qui ne l’est pas la ville, « le propre de ce fond d’arrondissement est de fonctionner comme une banlieue ». Où commence la ville, où finit la banlieue, dans l’espace ou dans la tête ?
Quoi qu’il en soit, il faut lire le Petit Traité des Villes riche peut-être parce que schizophrène, entre la Sibylle qui raisonne la ville et celle qui l’aime vraiment. D’un côté la Sibylle qui raisonne la ville s’emporte contre sa privatisation, son uniformisation et sa banalisation. De l’autre, celle qui se souvient de son émerveillement d’enfant, « petite, j’admirais les immeubles modernes. Adulte, j’ai bien dû admettre qu’ils avaient poussé sur des destructions » et qui malgré tous ses préjugés sait encore magnifiquement retranscrire son émerveillement de petite fille devant la grosse bouteille et les fils d’argent qui « frissonnaient dans le vent ». Une des plus belles pages du livre, est celle consacrée à Dunkerque, avec le port, le Carnaval, la pluie, les SDF, les « drôles de plages dont sept sites industriels Seveso à risques forment l’arrière plan ». Mais aussi peut-être la réponse à la question, c’est quoi la ville ? « J’ai entendu deux retraitées dire à Dunkerque que leur port était beau. Les grues surtout… C’est quoi aimer sa ville ? Mentir à son sujet ? Prétendre qu’elle peut se mouler dans les rêves standard ? Ou l’aimer comme elle est, avec les rêves qu’elle a portés pour chacun ? Les intriques du carnaval, le port, les grues, c’est selon. On parlait d’attachement, ce jour-là à Dunkerque. »
Jean-Paul Chapon
Le Petit traité des villes à l’usage de ceux qui les habitent est publié chez Hachette-Littérature