Adapter le roman polymorphe, fourmillant et métaphorique de Boris Vian à l’écran n’est pas une entreprise aisée. En effet il s’agit de rendre compte de la poésie, de l’écriture, de l’imagination foisonnante de l’auteur qui interroge son lecteur en lui faisant forger ses propres images. Dans les mains de Michel Gondry, la foule de détails et l’univers florissant du livre prend vie, se matérialise, et l’on retrouve avec plaisir les lieux, les curieux objets et les personnages. Ce n’est pas chose facile que de satisfaire les connaisseurs du livre, avide de découvrir l’univers si particulier qui lui est propre, et d’attirer l’attention de ceux qui ne connaissent ni le livre ni l’écriture de Vian.
Au début un peu délirant et désarçonnant, le film se présente comme un savant mélange de détails et d’effets cinématographiques surréalistes. Michel Gondry fidèle au texte, traduit par des procédés de l’image, les allégories des mots. Il propose des effets cinématographiques et spéciaux, esquissant son univers surréaliste dans un Paris qui combine les époques, mélangeant l’ancien au moderne. La particularité de ce monde, c’est que chaque chose est animée, c’est-à-dire vivante, que ce soit un objet du quotidien comme la sonnette de l’appartement qui s’agite comme un insecte, ou que le couple de héros ait pour compagnie une petite souris empathique, qui vit dans une réplique miniature de leur appartement, veillant à leur bien-être.
L’histoire est celle d’une initiation, d’un apprentissage, de l’épreuve de la vie en elle-même. La résumer c’est déjà l’appauvrir. Mais dans ce conte moderne, sont évoqués et développés de multiples thèmes de société : le niveau de vie et l’écart creusé par les moyens de chacun, l’amenuisement des économies, le couple, la passion pour un sujet, l’engagement politique, l’individualité, le rêve et l’amour, la maladie ou la mort. A travers les ornementations des décors, des mots et du déroulement de l’intrigue on perçoit la noirceur possible des choses, leur dégénérescence. La réflexion s’ouvre pour chacun, le film ne s’attarde pas sur les sujets, il nous les montre. Il dénonce sans accuser de front, comme un état de fait.
C’est sans doute ce cheminement de l’épanouissement vers le pourrissement qui est à l’œuvre dans le film, la démonstration d’une forme de déréliction. Cette dimension est présente en chacun des êtres, des choses, et elle se cache dans le monde. Pour Colin, l’éclosion de son être se fait dans la rencontre, un amour qu’il désire posséder comme une chose, pour ne pas être en reste vis-à-vis de ses amis. L’amour lui tombe pourtant dessus avec toute sa beauté, sa joie, ses moments spontanés et parfait et son lot de difficultés, de tristesse, d’instants pénibles et d’égarement possible. L’épreuve qu’il fait de la vie, du couple, se répercute sur son monde : sa maison pour commencer, puis les gens qui le côtoient, tout autour du couple change. La nature reprend ses droits, elle engloutit tout, se change en moisissure, en fleurs fanées, elle tisse des toiles autour des maisons et obstrue les fenêtres de poussière et de crasse. Dans cette obscurité qui s’installe, les traits des personnages changent, les cheveux blanchissent, le teint devient crème, les poches sous les yeux se creusent.
Le choix pertinent des comédiens, et leur adéquation aux personnages du livre est remarquable. Quand on connait les traits de caractère de chacun d’entre eux, on salue les prestations des acteurs qui parviennent à donner une réalité et une justesse à leurs personnages respectifs. Pour exemple, le côté très assuré de Colin, décrit dès l’incipit du livre, un brin enfant gâté à qui la vie offre tout (l’argent, les choses, les rencontres). Cela est évoqué par la voix off « Colin faisait partie des gens qui n’avaient pas à travailler », le reste est fait par Romain Duris dans son unique interprétation du personnage : de ses sourires de satisfaction, à son intonation lorsqu’il déclare vouloir lui aussi pouvoir vivre une histoire d’amour et rencontrer quelqu’un, jusqu’à la réserve de billets dans laquelle il pioche pour de bonnes causes. A ses côtés, on s’étonne des belles interprétations des autres acteurs, le choix d’Omar Sy pour le personnage de l’avocat-cuisinier Nicolas est parfaite, la ressemblance de Gad Elmaleh dans le personnage de Chick (meilleur ami de Colin) à son idole Jean-Sol Patre, est formidable. A travers la caricature offerte par chacun d’eux, on lit en filigrane, les notions d’amour et vie de couple, de dépendance, de traversée de moments difficiles, de maladie etc… On note que l’écriture de Patre (en référence à Sartre, ami de Vian), devient une drogue pour Chick, qui se l’inocule en gouttes pour les yeux ou qui finit par en inhaler les vapeurs.
Derrière cette détresse qui happe chacun d’entre eux, on voit d’esquisser la réalité d’une solitude chronique de l’individu. Même en couple, l’autre ne peut pas toujours nous sauver. La lutte de Colin et Alise pour venir en aide à leurs compagnons respectifs s’avère vaine. Ils ne peuvent intervenir soit dans la maladie de l’une et son désespoir, soit dans la dépendance de l’autre.
Enfin, Gondry parvient à rendre compte de la narration et de l’écriture en train de se faire, comme une métaphore d’une certaine fatalité, par la représentation d’employés qui tapent à la machine à la chaine. La machine est fixée à une chaine de production et chacun tape un bout de phrase, au bout de la chaine la machine disparait. Ce procédé narratif permet de montrer à quel point l’écriture crée le monde qu’on découvre, à quel point on est dans l’action en train de se produire. Il s’agit au sens littéral d’une écriture automatisée, d’une écriture automatique si on ose le dire. Cette représentation du passage, comme lorsque la machine à écrire disparait, est utilisée à maintes reprises, notamment dans le service de Nicolas, qui débarrasse la table en jetant les plats à terre, en faisant littéralement table rase.
Évidemment l’adaptation d’un tel ouvrage est risquée, et le foisonnement de détails, de procédés, et le résultat surréaliste que cela produit déstabilise quelque peu le spectateur. L’intrigue permet de dépasser ce stade de l’étonnement, mais pour certains elle ne parvient pas à les emmener réellement.
Pour ma part j’ai pourtant vraiment apprécié le film, en voyant s’incarner l’histoire et les personnages que j’avais imaginé lors de ma lecture du livre.
Même si l’écriture que j’avais savourée en parcourant les pages n’est pas aussi présente de fait dans le film que dans l’ouvrage, j’ai noté avec plaisir la fidélité de l’un à l’autre, les jeux de mots et les métaphores. Plus encore, j’ai apprécié la topographie du film. Gondry s’affranchit quelque peu de l’univers marécageux qui fait référence au Sud des Etats-Unis, en conservant tout de même la composante musicale jazz qui s’y rapporte aussi (on voit tout de même cet univers qui ronge la chambre de Chloé et l’appartement du jeune couple), pour installer son intrigue dans un Paris complètement transfiguré.
Contrairement à d’autres films qui masquent les lieux, qui maquillent les noms des rues, ici on identifie les endroits. Des plus évidents aux plus cachés, ou transformés pour le tournage : on reconnait les Buttes Chaumont et la Petite Ceinture, le Pôle Châtelet-les-Halles en construction qui donne une certaine actualité aux lieux, puisque l’endroit est effectivement en travaux en ce moment, ou les rues pavées et le quartier résidentiel où habite Colin (qu’on imagine dans le 20ème sans doute). Les vieilles rames de train appelés les « petits gris », sont réinvesties soit pour effectivement servir de train, ou plus exceptionnellement de passerelle entre les bâtiments où habite Colin. Cette balade dans un Paris réel et fantasmé m’a beaucoup plu, et j’ai aimé cet investissement des lieux. Quelques uns d’entre eux sont d’ailleurs rassemblés ici par la Mairie de Paris, dans le cadre des Parcours Cinéma (d’ailleurs très intéressants).
A voir :
L’écume des jours, un film français de Michel Gondry (2h05)