Jan Both (Utrecht, c.1615-1652),
Paysage à l'embarcadère, avant 1652
Huile sur toile, 76 x 91 cm, Amsterdam, Rijksmuseum
Un printemps anglais : Outhere aurait pu choisir cette devise pour définir la ligne directrice de certaines des récentes
publications des différents labels regroupés sous sa bannière. Après le magnifique English royal funeral music de Vox Luminis, récemment chroniqué ici, et en
attendant le Dowland de Thomas Dunford, le Purcell de Scherzi Musicali et les Suites anglaises de Bach par Pascal Dubreuil, arrêtons-nous aujourd'hui sur My precious
manuscript, le premier disque d'un tout jeune ensemble malicieusement nommé La Sainte Folie Fantastique.
Cette réalisation, qui met à l'honneur des pièces tirées d'un manuscrit réalisé très vraisemblablement entre 1675 et 1680 pour
être offert à un baronnet mélomane, Sir John St Barbe (c.1655-1723), et conservé aujourd'hui à la bibliothèque de la cathédrale de Durham sous la cote MS mus D2, illustre de manière saisissante
à quel point l'Angleterre fut une terre propice pour que ces grands voyageurs que sont les morceaux de musique aient envie d'y poser leurs malles, de s'y mélanger à ce qui existait déjà, d'y
faire souche. Ce mouvement, déjà perceptible au Moyen Âge, période durant laquelle les échanges avec le continent furent intenses et fructueux, s'accentua graduellement à partir du milieu du
XVIe siècle, particulièrement sous l'effet du contact avec les modèles italiens importés par des compositeurs qui, comme Alessandro Striggio, séjournèrent brièvement sur l'île ou plus longuement, comme les Ferrabosco, une famille bolonaise dont certains membres s'y installèrent
définitivement, pour prendre toute son ampleur après la Restauration de 1660 qui vit la cour britannique s'inspirer de la musique française sans perdre de vue l'italienne et tout en montrant
également une certaine perméabilité à celle venue des contrées plus septentrionales, dont les germaniques, dont on sait quelle importance elles auront au siècle suivant sur la vie artistique
d'outre-Manche grâce, entre autres, à Händel, Abel ou Johann Christian Bach.
La sélection opérée par la Sainte Folie Fantastique dans le manuscrit de Sir John et dans d'autres sources similaires se concentre sur des sonates pour violon, viole de gambe et
continuo, auxquelles ont été adjointes de belles variations sur la chanson When Daphne from fair Phoebus did fly et deux courts morceaux, également pour clavier, d'Heinrich Scheidemann
qui rappellent les liens existant entre le Septentrion et l'Angleterre, notamment grâce à un compositeur comme Sweelinck, ainsi que deux airs populaires du Manchester lyra viol book
joués à l'archiluth et deux pièces de viole signées Steffkins, un gambiste très renommé à son époque, actif aussi bien dans son Allemagne natale qu'en Grande-Bretagne et dans les
Provinces-Unies. Si cet ensemble de pièces solistes peut être vu comme représentatif de traditions musicales solidement implantées outre-Manche où domine l'art des virginalistes, des luthistes
et des violistes, les sonates sont, elles, empreintes de ce qui constituait, à l'époque, la modernité. Nombre d'entre elles révèlent, en effet, des traits italianisants marqués, tant dans leur
structure – la forme même a été forgée en Italie – que dans l'exploitation du caractère mélodique du violon, l'ornementation très ouvragée de certains passages ou l'accent porté sur la
virtuosité. Cette manière cohabite à parts plus ou moins égales, selon les compositeurs et les œuvres, avec des tournures plus nordiques ou locales, sensibles dans l'écriture très idiomatique
pour la viole, l'usage parfois raffiné du contrepoint, et cette humeur fantasque, prompte à passer de la plus sombre gravité à la fantaisie la plus débridée en quelques instants, propre au
Stylus Phantasticus d'invention certes ultramontaine mais porté à un extrême degré de raffinement par des compositeurs d'Europe du Nord comme, entre autres, Froberger, dont l'esprit
s'invite quelquefois dans cette anthologie, bien qu'aucune de ses œuvres n'y figure. Au-delà de son caractère de cadeau précieux rassemblant quelques morceaux soigneusement choisis au sein de
la production de certains brillants compositeurs anglais du troisième quart du XVIIe siècle, la manuscrit de sir John dévoile un réseau complexe
d'influences mutuelles subtiles qui offre un voyage passionnant dans l'Europe musicale d'alors.
Je déplorais il y a quelques mois, à l'occasion de la parution du par ailleurs fort bon premier disque d'un jeune ensemble à
la configuration exactement similaire à celui-ci, un certain manque de risque dans le choix du répertoire ; il n'en est heureusement rien ici et le premier bonheur que procure cette
réalisation est celui de découvrir des œuvres qui à défaut, peut-être, d'être pour certaines totalement inédites, ne sont certainement pas les plus fréquentées du monde. La seconde raison de se
réjouir est le très haut niveau de qualité interprétative atteint d'emblée par La Sainte Folie Fantastique qui fait montre d'un engagement et d'une sensibilité de tous les instants durant cette
grande heure de musique où se côtoient, comme on l'a vu, les émotions les plus contrastées. Composée de quatre interprètes ayant atteint, dans leur domaine, un niveau qui tutoie l'excellence – Jérôme van Waerbeke au violon, Lucile Boulanger à la viole de gambe, Arnaud De
Pasquale au clavecin et à l'orgue, Thomas Dunford à l'archiluth –, cette équipe jouant sans chef semble indubitablement soudée par une véritable complicité et étonne par la cohérence de ses
choix, par sa capacité à trouver sans grandes difficultés apparentes un son d'ensemble immédiatement cohérent, par le bel enthousiasme qu'elle déploie pour ressusciter les pièces du manuscrit
de Durham. J'avoue avoir été très séduit par le caractère plein de naturel de leur lecture, par la sensualité sonore qui s'en dégage et que la captation préserve sans l'alourdir, par
l'équilibre entre les différents pupitres qui m'a souvent semblé très réussi, même si j'aurais souhaité un violon qui ose par instants se montrer un rien plus conquérant, ce dont il a
indiscutablement les moyens. Cette minime réserve n'entache nullement une réalisation de haute volée et pleine de fraîcheur, servie par des artistes dotés d'une réelle personnalité, qu'il
s'agisse de la finesse de l'archet de Jérôme van Warbeke, des étincelles et des déliés d'Arnaud de Pasquale, des arabesques rêveuses de Thomas Dunford ou d'une Lucile Boulanger dont chaque
intervention semble capter la lumière et que l'on a hâte d'entendre un jour en soliste.
Je vous recommande donc sans hésitation ce superbe enregistrement de la Sainte Folie Fantastique dont les qualités sont celles que l'on
souhaiterait trouver dans chaque premier disque, tant en matière d'originalité du répertoire que de tenue de l'interprétation. On peut légitimement espérer que ces jeunes musiciens, qui ont
visiblement plus d'un atout dans leur manche, seront bien vite encouragés à poursuivre leurs investigations et nous offriront de nouveaux projets tout aussi passionnants que celui-ci. En les
remerciant pour le plaisir qu'ils nous offrent ici, on souhaite le meilleur pour la suite à ces quatre Fantastiques.
My precious manuscript, Fantastic sonatas from England to Germany : œuvres de Henry Butler
(† 1652), William Young († 1662), Heinrich Scheidemann (c.1595-1663), John Jenkins (1592-1678), Wilhelm Brad (1560-1630), Dietrich Steffkins († 1673), Dietrich Becker (1623-1679)
et anonymes
La Sainte Folie Fantastique
Jérôme van Waerbeke, violon
Lucile Boulanger, viole de gambe
Arnaud De Pasquale, clavecin & orgue
Thomas Dunford, archiluth
1 CD [durée totale : 67'01"] Alpha 191. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce
lien.
Extraits proposés :
1. Henry Butler, Sonate n°28 en sol mineur
2. Anonyme, Sonate n°27 en ré mineur
Illustrations complémentaires :
Monogrammiste CVF (actif au milieu du XVIIe siècle), Homme au
violon, 1654. Gravure sur papier, 6,2 x 5,8 cm, Londres, British Museum
La photographie de La Sainte Folie Fantastique est de Julien Dubois, utilisée avec l'autorisation de l'ensemble.