Journal de Keith Haring
Pittsburgh
29 avril 1977
« J’ai les idées noires… encore une fois, je suis perdu : ou devrais-je plutôt dire que je n’ai jamais cessé de l’être ? Je ne sais pas ce que je veux ni comment faire pour l’atteindre. J’ai l’air de savoir ce que je veux et de tout faire pour l’obtenir, mais c’est faux, en réalité je n’en ai aucune idée. C’est sans doute parce que j’ai peur. Peur d’avoir tort. Et j’ai sans doute peur d’avoir tort parce que je me compare toujours à d’autres gens, d’autres expériences, d’autres idées. Je devrais considérer tous ces éléments dans leur contexte au lieu de les comparer. Je mets ma vie en rapport avec une idée ou un modèle, qui est en réalité une vie entièrement différente. Je devrais la relier à ma vie simplement dans la mesure où toutes deux ont de bons et mauvais côtés. Ce sont deux vies séparées. Si l’autre a pu acquérir assez de mérite pour être digne de mon admiration, ou pour que j’ai envie de le copier, c’est en prenant des risques, en vivant sa vie à sa manière. Il a évolué en faisant face à des situations différentes, il a découvert des sommets de bonheur qui me sont étrangers et connu des chagrins similaires. A force de toujours vouloir prendre modèle sur une autre vie, je gaspille la mienne en une répétition vaine. Mais si je vis ma vie à ma façon et ne considère les autres artistes que comme une référence, un point de départ, alors je pourrai avoir une meilleure appréhension des choses au lieu de laisser mes facultés en sommeil. Il faudrait que je puisse appliquer tout cela, mais encore une fois j’ai peur. Peur de ne rien faire qu’ignorer cette révélation, continuer à stagner et à rationaliser mon échec en accusant la nature humaine ou une connerie du même style. Mais j’ai vécu comme cela si longtemps qu’on dirait que je suis condamné à continuer. Quand même, j’en prends conscience maintenant, et c’est encourageant. Si je peux faire cela, alors il ne devrait pas être difficile de répondre à mes questions et mes doutes sur l’aventure qui m’attend. Si je suis la seule personne concernée, alors je devrais être capable de trouver les réponses. Comme dans l’expérience passée, il y a toujours quelque chose de magique que certains appellent « le destin ». Cela n’a pas été très clair ces derniers temps, ou peut-être que c’est moi qui ne le vois pas, mais je sais que je finirai bien, pour une raison ou une autre, par arriver quelque part avec toutes les réponses en main, ou alors au moins je serai un peu plus au clair sur pourquoi je suis là et sur ce que je cherche à faire, ou alors juste sur ce que je fais. Si ce destin est négatif, il n’y a rien là de négatif parce que c’est ce qui se sera produit et ce qui devait donc être mon destin. J’aimerais juste avoir un peu plus confiance et essayer d’oublier tous mes à priori stupides et toutes mes erreurs stupides, et juste vivre. Juste vivre. Juste. Vivre. Juste vivre jusqu’à ce que je meure. »