Aufgang, ou l’ode à la joie

 

Quelle est la place du bonheur en musique ? Comment ce sentiment indescriptible que tout le monde semble chercher aujourd’hui peut être approché, atteint, grâce à la créativité musicale ? Comment un sentiment de joie immense peut se manifester par la simple écoute d’un album, et la réflexion autour de sa manufacture ? C’est ce genre d’interrogations que nous pose le dernier album d’Aufgang, Istiklaliya, comme une force mystique qui nous ouvrirait les yeux. Une apparition, une révélation.

Qu’importe les voies de son histoire que nous emprunterons, la vie d’Aufgang sera toujours belle à raconter. On pourrait partir de leurs origines personnelles. Un luxembourgeois parlant toutes les langues, un franco-libanais et un français. Avec une dizaine de langues parlées à eux trois, c’est l’Europe dans un seul groupe. On pourrait également partir des influences diverses de ses trois membres, Aymeric Westrich (la batterie de Cassius), Francesco Tristano et Rami Khalifé. Ces derniers, deux des pianistes les plus doués de leur temps, sont issus du classique. Ils maitrisent aussi bien l’improvisation que le jazz, en passant par la création contemporaine. A les écouter, ils sont aussi bien influencés par Debussy que par Jeff Mills, avec lequel les deux pianistes ont joué au Sonar en 2005 pour son live Modulations. Sur le papier, un simple groupe de musique. En live, un voyage. Deux pianos à queue et une composition de batteries (classique et électronique), et vous avez devant vous un des trios les plus époustouflants de la planète. Leur virtuosité n’a pas d’égal, que ce soit le touché de ses deux pianistes, le jeu du batteur, ou encore le talent de composition des trois réunis. Le rythme est renversant, les mélodies tout autant. Il faut dire qu’ils suivent allègrement la voie de l’illustre compositeur Bela Bartok. Lui, n’a pas connu Jeff Mills. Mais en 1938, il était à la pointe de l’avant-garde, quand, à Bâle, il composait sa sonate pour deux pianos et percussions, interprété sur scène avec son épouse pianiste et deux percussionnistes. En recherchant à donner l’illusion d’un seul instrument à ce quatuor, la sonate innovait en exposant le potentiel « percussif » du piano, qu’on peut aisément retrouver chez Aufgang.

 

 Aufgang - Channel 7

En 2009, le trio déjà fracassait le monde de la musique avec un album éponyme, sorti chez l’excellent label InFiné, et dès lors composé d’un fantastique mariage entre ses deux pianos et une touche d’électronique. Un lyrisme doux et aéré qui laissa une forte empreinte dans une époque grisâtre jonchée de mauvaises éclosions musicales. Ici, avec Istiklaliya, l’électronique occupe une place énorme, plus grande que sur le premier opus, mais sans pour autant prendre le dessus sur un énorme travail de composition mélodique, tellement les deux pianos demeurent à jamais le cœur de l’œuvre. L’entente des trois touche la perfection à pleines mains (six ici). C’est un disque mystique, divin, et je ne pense pas que la lyre d’Apollon ait pu pondre telle merveille. Le rythme est parfois lent, parfois effréné, entrainant un hochement de tête horizontal que l’on ne voyait que lors des solos de batterie d’un grand concert de jazz. Pire encore, les mecs effleurent la plupart des sentiments que l’ont peut éprouver lors d’un live de techno, avec ses montées et ses changements de rythmes, tout en gardant une dimension mélodique, qui n’a d’égal qu’au delà des cieux. Istiklaliya, c’est un disque à température humaine. Ce joyau jongle de chaud à froid en une demi-seconde, ou croche, c’est selon. Il reste plus que jamais un disque à couleur humaine, un vecteur de transe qui s’introduit dans ton conduit auditif pour de ressortir que par une chaude respiration, ou un afflux sanguin sortant tout juste du myocarde.

Aufgang – Balkanik en live @ Le Mouv

Pourquoi l’ode à la joie ? Parce que la musique est belle grâce à Aufgang. Elle qui, dans son ensemble, est si critiquée, si abîmée par ces immondices sortant de jour en jour, dans un perpétuel élan n’inspirant que le dégout et la haine. Ici la musique respire, elle est à jamais la plus belle création de la nature, porteuse d’un message d’espoir et de vie.

Pourquoi l’ode à la joie ? Parce que cet album, c’est de l’art en barre : Kyrie est une tuerie que tout amateur de musique appréciera, au croisement entre une pépite techno brutale et une composition d’Herbie Hancock, ou un live de Keith Jarett. Balkanik et Vertige sont absolument magnifiques, tout comme Ellenroutir ( une ode à la ritournelle, à l’envers), entrainant l’imagination sur les rivages de la Volga, accompagné d’un être aimé. Rachel’s Run est une invitation au mystique, à l’escapade mentale via une longue méditation, qui serait le fruit d’un rituel d’Aya Huesca sur les hauteurs andines. L’album en entier est une merveille aussi rayonnante que les jardins suspendus de Babylone. En espérant qu’ils n’aient pas le même destin.

Aufgang - Kyrie (PIANOVIOLENCE)

Leurs prestations autour du premier album en laissaient déjà plus d’un bouche bée. Leur récent live au Trabendo a laissé des marques, et certains ne sont toujours pas redescendus sur Terre. Quand on pense à la puissance de cet album, c’est l’élévation corporelle assurée, un ticket pour l’espace. La silencieuse inertie attend mon corps.

Aufgang en live @ Printemps de Bourges

Merci Aufgang. Merci.

Aufgang, Istiklaliya