[note de lecture] Christian Tarting, "Labbra", par Pierre Parlant

Par Florence Trocmé

Lire un livre de poésie c'est être le témoin d'une opération par laquelle est mis au jour ce qui sinon demeure inaperçu et dont la vérité est immanente à son exposition. La poésie ne dit ainsi jamais que ce qu'elle « dit en le disant », pour reprendre une formule de Jacques Roubaud, de sorte qu'elle est irréductible, sans reste, absolue dans son genre. Dès lors, apprendre de la poésie — tel est au bout du compte l'unique enjeu de sa lecture —, implique d'être à l'écoute de ce qu'elle s'emploie à dire en le disant, exige d'être attentif à ce qui ne se dit que là, de cette façon-là, dans l'inflexion locale et singulière de l'infini de la langue. Apprendre du poème revient en conséquence à vérifier qu'on ne sait pas lire encore, puisqu'en l'espèce lire ne peut vouloir dire qu'une seule chose : laisser sans prévention agir en nous cette opération proprement inédite. 
 
Constitué de six séquences délibérément enchaînées mais de longueurs inégales, Labbra, qui vient après Voci sprecate publié en 2009 chez Ecbolade, propose sous ce rapport un modèle d'opération. Labbra, son titre l'indique, rappelle pour commencer combien toute ouverture — le sens procède toujours d'une déchirure soudaine — révèle une suture préalable. Cela aussi il nous faut le réapprendre. 
Frappe d'emblée la sévérité de la tenue. Le vers y est bref le plus souvent, contraint, austère, comme l'est en son ordre le texte disposé sur l'espace de la page. Nul legato. Du moins, est-on tenté de le croire. L'urgence et la rigueur de la coupe déterminent en tout cas la pensée, laquelle semble s'égrener comme si elle devait ainsi se révéler à elle-même dans l'élément ténu du mot et des agencements qu'il autorise : 
telle 
d'être contre 
les phrases comme 
mortes biffées 
ou l'eau  
de lire perdue 
Sitôt posé, à peine saisi, le segment signifiant invente l'enjambement qu'il s'impose à lui-même afin de prolonger par forçage du sens ce qui, de soi, menacerait peut-être de s'évanouir, n'était l'effet de réverbération que des signaux sonores induisent de proche en proche, constituant à l'échelle du livre la mémoire d'une quasi-mélopée, elle-même au service de l'architectonique générale. Portés par le dessein d'exposer dans la langue rien moins que le pouvoir de celle-ci — c'est-à-dire le pouvoir singulier d'un penser —, vers et segments se suivent alors, mais avant tout s'ensuivent en vertu d'une logique aussi impérieuse qu'affectée quelquefois par son propre régime :  
si loin au silence 
si nettement 
que tout 
ne peut que 
jouer repeat 
 
Sans cesse requis par l'énergie de sa figuration, le poème joue simultanément d'une langue en puissance, sur laquelle il se fonde, et des durées relatives que le vers actualise en lui prêtant une consistance. Entre l'ostinato que la première sous-entend et la césure, voire la syncope, inhérentes aux secondes, ce sont deux temporalités hétérogènes qui finissent par se tresser pour confirmer ce qui est peut-être la secrète leçon de l'ouvrage tout entier : tout doit pouvoir s'interrompre afin que rien ne cesse en vérité.  
Cette discrétion en acte, cette continuité paradoxale qu'attise parfois une stupéfiante répétition :  
ombre de ça que l'arme  
dit, qu'elle offre tendre au  
mouvement ses caillots 
d'être noués du soir arme 
pissée 
arme pissée comme c'est une ombre 
et l'être 
morte est sa force, visage nerf 
s'explique notamment par le fait que chez Christian Tarting le poème n'est jamais séparé de sa puissance, laquelle est avant tout une puissance pneumatique. Il n'y a en effet poème que sous la condition d'une circulation, d'un battement, d'une ventilation, d'une propagation nerveuse, rapide, à l'énoncé intransigeant. Il faut donc que s'engage sans cesse un phrasé dégrisé, hanté par la vitesse, guetté par le suspens. Il faut que ça reprenne, que ça accélère, bifurque tout à coup car tout doit conspirer à déphaser le déjà-là des significations :  
du souffle une 
arme écoutant : arme reprise 
forgée pour le bruit pour 
l'écran des vitesses l'âme 
pourrie des 
ordres et contre elle, c'est 
d'ainsi casser qu'elle offre, 
On le voit, c'est toute l'économie de la vocalité qui dépend de cette tenue du souffle. Le déploiement de cette rythmique, qui sert une authentique pensée d'élocution, accompagne de surcroît une saisie critique allant à se risquer parfois à la mise en intrigue d'un drame instantané : 
perte pliée des jours et le 
mouvement 
d'aimer comme déplacé incertain 
ou contre et sans rien : cri 
d'armer la chair, et le  
pleur. C'est  
d'une voix qui griffe 
et pas contre 
pas se perd 
Car le poème ne vaut jamais que pour élucider l'expérience d'exister. Tout le reste est littérature. Tandis que la majuscule devient au vers l'amorce superflue, la ponctuation, portée par l'exception, assure la fonction d'une pliure interne, preuve effective d'une décision ponctuelle quant au procès du sens. Tout cela n'est évidemment pas sans effet sur la façon de recevoir et de penser du lecteur. Le voici donc, chemin faisant, qui apprend, bousculé, à travailler ses instruments, à régler son œil et son oreille — non pas l'un après l'autre, mais l'un comme l'autre, ou plutôt l'un par l'autre — sur la frappe univoque du vers. Le voilà qui devient peu à peu plus sensible au système de renvois et d'échos qu'organise le livre. Récusant la facilité de toute fluidité discursive, celle, on le sait, qu'une prose latente réclame trop souvent, le poème assume alors pleinement son propre fait : il dit à chaque mot ce qu'il est ; il dit qu'il (n')est (que) la monstration d'un sens se découvrant lui-même sous le rapport d'une langue sobre. Il le montre. Il le sait parfaitement et montre qu'il le sait au lecteur qui à son tour l'apprend, c'est-à-dire s'y retrouve lui-même. L'effet est saisissant : en aussi peu de mots que d'apprêts rhétoriques — lesquels servent à déjouer, à décentrer l'usage, à bousculer les déterminations —, un monde s'ouvre au fil des pages à proportion de la diction. Dans le pli provisoire d'un infini du sens, voici qu'un monde s'énonce et se prononce. Ce monde-là, c'est essentiel, s'avère intégralement coextensif à ce dont le poème est capable. Ne serait-ce qu'à cet égard, Labbra est un cas exemplaire de ce que Zanzotto nommait le « dense précis ».  
Reste à présent à repérer l'emblème de ce « dense précis » tel qu'il se donne à lire séquence après séquence. La tâche n'est évidemment pas sans risque. Disons en tout cas qu'elle ne vise qu'à approcher l'effet produit par la lecture. Sans doute faut-il alors revenir non seulement au titre lui-même, mais s'arrêter d'abord sur le poème de Roger Giroux placé en exergue de la suite (1) : 
des lèvres elle a touché 
le mouvement de la lumière 
l'épine blanche sur la vitre 
qui fût elle 
   sans elle 
      sans le cri 
 
Labbra apparaît bien comme étant plus qu'un titre (2). S'y énonce en effet une tension qui vaut pour tout le livre. Il y a, dit Labbra, d'un côté le toucher, de l'autre la séparation ; entre les deux, l'insistance d'une situation au caractère indécidable. Cette incertitude redouble encore si les lèvres se rencontrent, lorsqu'elles y parviennent au nom même de leur désunion initiale, fût-ce pour effleurer l'intangible mouvement lumineux. Labbra signe alors l'occlusion — un silence soudain, suivant le dernier souffle, l'événement crucial, à venir « sans le cri » — et l'ouverture dont procède lors d'une vie toute parole. De cette façon le titre témoigne d'une conviction : si vérité il doit y avoir, elle se dira dans les deux cas. Et c'est justement cette ambivalence que les six mouvements exposent de page en page. Ils le font avec leurs moyens propres, ceux d'une langue qui configure en défaisant, qui se défait en déclarant et qui consent ainsi à se fixer dans la forme locale du poème. Un des marqueurs nécessaires à cette mise en forme — comment ne pas en être frappé ? — apparaît sous les traits contingents d'une préposition à laquelle Christian Tarting recourt ici de façon étonnante. Tout au long des mouvements, on compte en effet près de trente occurrences du mot contre. On se gardera d'y voir une répétition dans la mesure où s'impose vite qu'il s'agit là d'un opérateur d'énonciation dont une des fonctions consiste à accuser — comme une lumière le fait d'un trait ou d'un relief — l'indécision que le titre avait tacitement revendiquée. Car le recours au contre condense le fait d'opposition, sinon du différend, et dans le même temps admet l'hypothèse du tact. Pour le rendre à l'amplitude de son effet, il faut mettre cette préposition en rapport immédiat avec le lexique de Labbra, lequel institue des réseaux d'autant plus délicats qu'ils se déploient à partir d'un corpus très resserré. Tout le livre tient en effet, si l'on ose dire, sur une bien fragile trinité : lumière, papier et peau. Là nous est donnée l'exemplarité de ce qui s'offre, de ce qui se déchire, de ce qui fournit un support ou qui peut faire écran. L'enjeu du recours à ce contre apparaît maintenant. Il s'agit à jamais de faire avec ce qui se donne et qui résiste, de faire avec ce qui se donne en résistant, avec ce qui résiste jusque dans l'abandon et ce faisant qui se dérobe infiniment. Il s'agit en somme de ne pas fuir ce qui mobilise le désir, ce qui ne cesse d'envelopper les variations qu'implique son intranquillité. Ce n'est pas un des moindres mérites de Labbra — et par là même un des motifs éminents de sa beauté — que d'avoir su sans faillir suivre le fil d'un pareil mouvement. 
    
[Pierre Parlant] 
 
Christian Tarting, Labbra, Tarabuste, 120 p., 11 € 
1. Évoquant la forme de cet ouvrage, Christian Tarting confie qu'elle lui a été suggérée par les Suites de Bach, et plus précisément encore par l'interprétation qu'en a donnée Janos Starker. 
2. Il y aurait beaucoup à dire sur le recours, si fréquent chez Christian Tarting, à la langue étrangère, en particulier à la langue italienne qui jouit, semble-t-il, d'une altérité tout aussi incontestable que parfaitement relative compte tenu de la grande familiarité que le poète entretient avec elle. Pour ce qui concerne le titre lui-même, on peut parier que c'est la singularité acoustique et graphique du mot en italien (redoublement central de l'occlusive b) qui l'aura retenu.