Lire un livre de poésie c'est être le témoin
d'une opération par laquelle est mis au jour ce qui sinon demeure inaperçu et
dont la vérité est immanente à son exposition. La poésie ne dit ainsi jamais
que ce qu'elle « dit en le disant », pour reprendre une formule de
Jacques Roubaud, de sorte qu'elle est irréductible, sans reste, absolue dans
son genre. Dès lors, apprendre de la poésie — tel est au bout du compte
l'unique enjeu de sa lecture —, implique d'être à l'écoute de ce qu'elle
s'emploie à dire en le disant, exige d'être attentif à ce qui ne
se dit que là, de cette façon-là, dans l'inflexion locale et singulière de
l'infini de la langue. Apprendre du poème revient en conséquence à vérifier
qu'on ne sait pas lire encore, puisqu'en l'espèce lire ne peut vouloir dire
qu'une seule chose : laisser sans prévention agir en nous cette opération
proprement inédite.
Constitué de six séquences délibérément enchaînées mais de longueurs
inégales, Labbra, qui vient après Voci
sprecate publié en 2009 chez Ecbolade,
propose sous ce rapport un modèle d'opération. Labbra, son titre
l'indique, rappelle pour commencer combien toute ouverture — le sens procède
toujours d'une déchirure soudaine — révèle une suture préalable. Cela aussi il
nous faut le réapprendre.
Frappe d'emblée la sévérité de la tenue. Le vers y est bref le plus
souvent, contraint, austère, comme l'est en son ordre le texte disposé sur
l'espace de la page. Nul legato. Du moins, est-on tenté de le
croire. L'urgence et la rigueur de la coupe déterminent en tout cas la pensée,
laquelle semble s'égrener comme si elle devait ainsi se révéler à elle-même
dans l'élément ténu du mot et des agencements qu'il autorise :
telle
d'être contre
les phrases comme
mortes biffées
ou l'eau
de lire perdue
Sitôt posé, à peine saisi, le segment
signifiant invente l'enjambement qu'il s'impose à lui-même afin de prolonger
par forçage du sens ce qui, de soi, menacerait peut-être de s'évanouir, n'était
l'effet de réverbération que des signaux sonores induisent de proche en proche,
constituant à l'échelle du livre la mémoire d'une quasi-mélopée, elle-même au
service de l'architectonique générale. Portés par le dessein d'exposer dans la
langue rien moins que le pouvoir de celle-ci — c'est-à-dire le pouvoir
singulier d'un penser —, vers et segments se suivent alors, mais avant tout
s'ensuivent en vertu d'une logique aussi impérieuse qu'affectée quelquefois par
son propre régime :
si loin
au silence
si nettement
que tout
ne peut que
jouer repeat
Sans cesse requis par l'énergie de sa
figuration, le poème joue simultanément d'une langue en puissance, sur laquelle
il se fonde, et des durées relatives que le vers actualise en lui prêtant une
consistance. Entre l'ostinato que la première sous-entend et la césure,
voire la syncope, inhérentes aux secondes, ce sont deux temporalités
hétérogènes qui finissent par se tresser pour confirmer ce qui est peut-être la
secrète leçon de l'ouvrage tout entier : tout doit pouvoir s'interrompre
afin que rien ne cesse en vérité.
Cette discrétion en acte, cette continuité paradoxale qu'attise parfois
une stupéfiante répétition :
ombre de ça que l'arme
dit, qu'elle offre tendre au
mouvement ses caillots
d'être noués du soir arme
pissée
arme pissée comme c'est une ombre
et l'être
morte est sa force, visage nerf
s'explique notamment par le fait que chez Christian Tarting le poème n'est
jamais séparé de sa puissance, laquelle est avant tout une puissance
pneumatique. Il n'y a en effet poème que sous la condition d'une circulation,
d'un battement, d'une ventilation, d'une propagation nerveuse, rapide, à
l'énoncé intransigeant. Il faut donc que s'engage sans cesse un phrasé dégrisé,
hanté par la vitesse, guetté par le suspens. Il faut que ça reprenne, que ça
accélère, bifurque tout à coup car tout doit conspirer à déphaser le déjà-là
des significations :
du souffle une
arme écoutant : arme reprise
forgée pour le bruit pour
l'écran des vitesses l'âme
pourrie des
ordres et contre elle, c'est
d'ainsi casser qu'elle offre,
On le voit, c'est toute l'économie de la vocalité qui dépend de cette
tenue du souffle. Le déploiement de cette rythmique, qui sert une authentique
pensée d'élocution, accompagne de surcroît une saisie critique allant à se
risquer parfois à la mise en intrigue d'un drame instantané :
perte pliée des jours et le
mouvement
d'aimer comme déplacé incertain
ou contre et sans rien : cri
d'armer la chair, et le
pleur. C'est
d'une voix qui griffe
et pas contre
pas se perd
Car le poème ne vaut jamais que pour élucider l'expérience d'exister. Tout le
reste est littérature. Tandis que la majuscule devient au vers l'amorce
superflue, la ponctuation, portée par l'exception, assure la fonction d'une
pliure interne, preuve effective d'une décision ponctuelle quant au procès du
sens. Tout cela n'est évidemment pas sans effet sur la façon de recevoir et de
penser du lecteur. Le voici donc, chemin faisant, qui apprend, bousculé, à
travailler ses instruments, à régler son œil et son oreille — non pas l'un
après l'autre, mais l'un comme l'autre, ou plutôt l'un par l'autre — sur la
frappe univoque du vers. Le voilà qui devient peu à peu plus sensible au
système de renvois et d'échos qu'organise le livre. Récusant la facilité de
toute fluidité discursive, celle, on le sait, qu'une prose latente réclame trop
souvent, le poème assume alors pleinement son propre fait : il dit à
chaque mot ce qu'il est ; il dit qu'il (n')est (que) la monstration d'un
sens se découvrant lui-même sous le rapport d'une langue sobre. Il le montre.
Il le sait parfaitement et montre qu'il le sait au lecteur qui à son tour
l'apprend, c'est-à-dire s'y retrouve lui-même. L'effet est saisissant : en
aussi peu de mots que d'apprêts rhétoriques — lesquels servent à déjouer, à
décentrer l'usage, à bousculer les déterminations —, un monde s'ouvre au fil
des pages à proportion de la diction. Dans le pli provisoire d'un infini du
sens, voici qu'un monde s'énonce et se prononce. Ce monde-là, c'est essentiel,
s'avère intégralement coextensif à ce dont le poème est capable. Ne serait-ce
qu'à cet égard, Labbra est un cas exemplaire de ce que Zanzotto
nommait le « dense précis ».
Reste à présent à repérer l'emblème de ce « dense précis » tel qu'il
se donne à lire séquence après séquence. La tâche n'est évidemment pas sans
risque. Disons en tout cas qu'elle ne vise qu'à approcher l'effet produit par
la lecture. Sans doute faut-il alors revenir non seulement au titre lui-même,
mais s'arrêter d'abord sur le poème de Roger Giroux placé en exergue de la
suite (1) :
des
lèvres elle a touché
le mouvement de la lumière
l'épine blanche sur la vitre
qui fût elle
sans elle
sans le cri
Labbra apparaît bien comme étant plus qu'un titre (2).
S'y énonce en effet une tension qui vaut pour tout le livre. Il y a, dit Labbra,
d'un côté le toucher, de l'autre la séparation ; entre les deux,
l'insistance d'une situation au caractère indécidable. Cette incertitude
redouble encore si les lèvres se rencontrent, lorsqu'elles y parviennent au nom
même de leur désunion initiale, fût-ce pour effleurer l'intangible mouvement
lumineux. Labbra signe alors l'occlusion — un silence soudain, suivant
le dernier souffle, l'événement crucial, à venir « sans le cri » — et
l'ouverture dont procède lors d'une vie toute parole. De cette façon le titre
témoigne d'une conviction : si vérité il doit y avoir, elle se dira dans
les deux cas. Et c'est justement cette ambivalence que les six mouvements
exposent de page en page. Ils le font avec leurs moyens propres, ceux d'une
langue qui configure en défaisant, qui se défait en déclarant et qui consent
ainsi à se fixer dans la forme locale du poème. Un des marqueurs nécessaires à
cette mise en forme — comment ne pas en être frappé ? — apparaît sous les
traits contingents d'une préposition à laquelle Christian Tarting recourt ici
de façon étonnante. Tout au long des mouvements, on compte en effet près de
trente occurrences du mot contre. On se gardera d'y voir une répétition
dans la mesure où s'impose vite qu'il s'agit là d'un opérateur d'énonciation
dont une des fonctions consiste à accuser — comme une lumière le fait d'un
trait ou d'un relief — l'indécision que le titre avait tacitement revendiquée.
Car le recours au contre condense le fait d'opposition, sinon du
différend, et dans le même temps admet l'hypothèse du tact. Pour le rendre à
l'amplitude de son effet, il faut mettre cette préposition en rapport
immédiat avec le lexique de Labbra, lequel institue des réseaux d'autant
plus délicats qu'ils se déploient à partir d'un corpus très resserré. Tout le
livre tient en effet, si l'on ose dire, sur une bien fragile trinité :
lumière, papier et peau. Là nous est donnée l'exemplarité de ce qui s'offre, de
ce qui se déchire, de ce qui fournit un support ou qui peut faire écran.
L'enjeu du recours à ce contre apparaît maintenant. Il s'agit à
jamais de faire avec ce qui se donne et qui résiste, de faire avec ce qui se
donne en résistant, avec ce qui résiste jusque dans l'abandon et ce faisant qui
se dérobe infiniment. Il s'agit en somme de ne pas fuir ce qui mobilise le
désir, ce qui ne cesse d'envelopper les variations qu'implique son
intranquillité. Ce n'est pas un des moindres mérites de Labbra — et par
là même un des motifs éminents de sa beauté — que d'avoir su sans faillir
suivre le fil d'un pareil mouvement.
[Pierre Parlant]
Christian Tarting, Labbra, Tarabuste,
120 p., 11 €
1. Évoquant la forme de cet ouvrage, Christian Tarting confie qu'elle lui a été
suggérée par les Suites de Bach, et plus précisément encore par
l'interprétation qu'en a donnée Janos Starker.
2. Il y aurait beaucoup à dire sur le recours, si fréquent chez Christian
Tarting, à la langue étrangère, en particulier à la langue italienne qui jouit,
semble-t-il, d'une altérité tout aussi incontestable que parfaitement relative
compte tenu de la grande familiarité que le poète entretient avec elle. Pour ce
qui concerne le titre lui-même, on peut parier que c'est la singularité
acoustique et graphique du mot en italien (redoublement central de l'occlusive b)
qui l'aura retenu.