On le pressentait l’année passée (lire) mais l’aventure Kill Your Pop, initiée dix bougies plus tôt par la toujours volontaire équipe de Sabotage, touche à sa fin – du moins dans sa configuration actuelle. Quelques murmures, quelques suppositions – dont la possibilité d’une union libre entre le Novosonic et le KYP -, mais décidément rien ne filtrera de la bouche de Boris, programmateur patenté (lire), qui préfère jouer la montre et le recul estival pour se prononcer sur la suite. C’est donc non loin des fameuses pompes funèbres Meurdra qu’on lâche la caisse, histoire d’entamer illico ladite oraison dans une Ferronnerie à moitié pleine. Le visage fermé, le révérend londonien Dave.I.D. est en plein séance ésotérique, assommant la foule de son prêche synthétique et syncrétique, convoquant à la fois Suicide et Burial sur l’autel d’un désespoir compassé. Si l’on regrette ne pas avoir été accueilli par les sémillants The Wave Pictures, remplissant les lieux de leur gouaille pop un jour plus tôt pour le coup d’envoi du festival, un sourire inonde malicieusement une assistance sans doute pétrie de réminiscences de l’édition précédente : oui, celui avec qui l’on dansera au son de Rihanna le surlendemain à la Péniche Cancale ferait un parfait mari pour la troublante Suédoise Molly Nilsson : le même goût pour les écrase-merde, les longues toges noires et les mines patibulaires. Seul détail, la perche blonde magnétise son auditoire à l’aide d’un seul lecteur CD quand l’Anglais chasse celui-ci vers le bar, lui et tout son tintamarre éprouvant la dissonance. You Never Walk Alone. À Dijon, la bière a le même goût qu’ailleurs et la pluie fait autant chier qu’à Paris, c’est donc en voiture qu’on gagne l’Athéneum pour la soirée estampillée rencontre du deuxième sexe. Malgré les craintes d’affluence de l’organisation, liées au déluge déchirant le ciel, et la configuration un brin glaciale du lieu, surtout dans les prémisses de la soirée, Verity Susman, en parenthèses d’Electralane, désinhibe d’emblée les plus ponctuels.
Affublée de son attirail scénique un tantinet gaulois, son épaisse moustache-pastiche lui assurant une gémellité toute trouvée avec Astérix, la claviériste-chanteuse dégoise un set obnubilant, tout en loops de guitares et de synthétiseurs, de plain-pied avec un écran géant sur lequel tournent en continu de subversifs et militants collages animés. Et si certains s’ébrouent encore contre une supposée perte de valeurs liée au mariage pour tous, Verity pousse la confusion jusqu’à son paroxysme, entre masculinité féminine queer et utilisation ambiguë de son saxophone, véritable phallus clamant l’expression des genres. Clou du set, l’impeccable et onirique The Philip Glass Ceiling - conçue autour du texte Sustenance (lire) de Tenderware, auteure télescopant conjectures sci-fi et problématiques lesbiennes -, résonne telle une ode partisane à la tolérance, malgré quelques redondances dues à l’utilisation systématique de boucles vocales masculines et monocordes. Beaucoup plus conventionnel, le quatuor un gars une fille fois deux Fear of Men exécute séance tenante son introductif premier LP, Early Fragments paru sur l’aiguilleur Kanine Records. Manquant de moelle, de mordant et de maturité dans leur rendu live, les pourtant belles compositions dudit album semblent tourner en rond, tel un chien tentant en vain d’amadouer sa queue. Le pedigree, inspiré des groupes du label kiwi Flying Nun Records – et dont The Clean restera les plus mésestimés d’entre tous -, n’est pourtant pas à prouver, filtrant par la voix de la jeune Anglaise au look d’écolière, aussi haute que la guitare qu’elle manipule. Même si n’est pas Nico qui veut, il est difficile dans ses conditions pour la longiligne Anika de ne pas transcender la comparaison – niveau charisme et assurance. Mais sa fragilité, qui peut s’avérer touchante comme lors du Mo’Fo’ 2013 (voir), verse dans la fêlure stylistique quand le backing band assure aussi peu que ce soir. À la base composé et exécuté par les membres de Beak> – avec Geoff Barrow de Portishead aux baguettes, excusez du peu -, le carénage sonique est aussi imprécis qu’un collage dadaïste, la finalité artistique en moins. La belle – exhibant sa poitrine retroussée – se sépare peu à peu des trois gaillards, préférant la proximité physique de quelques braillards houblonnés que celle d’un groupe salopant à satiété, de par son interprétation hésitante, ses mélopées hypno-dub. Quelques bribes de la nouvelle égérie du mythique label Stone Throw résistent à l’avanie, dont la reprise In the City des Chromatics. Assez en tout cas pour se perdre dans un Dijon détrempé, opter pour les délices d’un döner kebab et faire l’impasse sur l’électricité garage des Italo-Bordelais de J.C. Satàn. Nul n’est parfait.
Réveil douteux, en rang d’oignon à trois sur un canapé-lit, on prépare notre DJ-set du soir et l’on se projette dans l’après-midi : repas gastronomique, dégustation de vins, fromages, vins, apéro, bière, puis Ferronnerie pour les Italiens de Holidays. C’est peu de dire qu’on avait goûté et abusé des charmes juvéniles de Young Love (lire), leur LP paru l’année passée via KIY Records. C’est peu de dire que la Ferronnerie n’est pas vraiment adapté pour ce type de concert où tout fini par sonner aussi creux qu’un bénitier. Dodelinant amoureusement de la tête, quelques mèches bouclées s’échappant d’un bonnet rouge de circonstance, les Romains infusent leur doxa twee-pop, à équidistance de celle des Russes de Motorama et de l’écurie Captured Tracks, sans vraiment accrocher les cœurs. Dix-neuf heures tapantes, et comme l’on peut avec les moyens du bord, le Bistrot Quentin apérote au son de notre sélection plus lascive que régressive. Histoire d’aborder en bonne et due forme une nuit placée sous le signe de l’électronique jubilatoire. Monstre froid pour certains, vecteur d’émancipation des corps et de la psyché pour d’autres, inutile de gamberger : le plateau réuni à La Vapeur est aussi exceptionnel pour une ville comme Dijon qu’il n’est alléchant dans sa chimie combinatoire. Dans la plus petite des deux salles, le Britannique Luke Abbott, membre de la Border Community, fait tomber derechef les masques de son minimalisme discret et concret : le foule se presse mais n’attend qu’une chose, à savoir passer sans sommation au plat de résistance. Le binoclard originaire du Norfolk insinue pourtant avec une légèreté et une fluidité rares les formes fluctuantes et graciles d’une techno taillée dans la brume printanière.
Chauffé à blanc, le public transhume alors pour fondre sur le producteur français Rone, estampillé hype électronica du moment. Remarqué puis porté par le label Infiné, Erwan Castex de son vrai nom s’est fait connaître grâce à ses pairs, d’Agoria qui le compile dès 2007 sur At the Controls vol.4 – aux cotés de Danton Eeprom et de Fairmont -, à Lee Burridge, alors DJ résident à la Fabric, en passant par Tyler Pope, bassiste de LCD Soundsystem qui remixa La Dame Blanche, sa première sortie. Avec Tohu-Bohu (Infiné), acclamé à sa sortie l’an passée, le gringalet devient prophète en son pays et c’est en toute logique que l’ambiance monte d’un cran à son arrivée derrière les platines. La machine se met très vite en marche, tourne, tournoie, rameute et rabatte, mais merde, y’a un truc qui cloche : c’est propre mais lisse, c’est beau mais futile, c’est brillant mais en toc… car jamais l’on ne passera sous les fourches caudines de l’oubli de soi tant la musique proférée parle aux corps sans s’adresser à la mécanique de l’esprit. Point d’achoppement vital quand on espère supporter la comparaison avec le maître James Holden. Et puis, sérieux, un mec qui s’appelle Erwan et qui a le physique d’un acteur de Plus belle la vie… Initiateur et pierre angulaire de la Border Community, avec Nathan Fake et Fairmont (lire), l’autre physique hors-du-commun et au-delà du réel, débarque. Mais là, pas le temps de pavoiser ni de caricaturer un quelconque délit capillaire, James Holden – qui sort le 17 juin prochain The Inheritors après un silence discographique de près de sept ans (lire) – pousse d’un coup d’un seul ses machines au firmament et son public – certes moins nombreux – en transe. Difficile de décrire quoique ce soit, sinon cette perte de repères temporels, cet engloutissement dans un hyper-présent où l’esprit s’évade, tutoyant l’ailleurs, et où l’enveloppe corporelle transpire d’un bonheur terrestre par tous les pores. Une setlist insondable, cousue de quelques classiques dont de lointaines résonances de Lump, fera office de retour à la réalité. En sortir indemne devient une autre histoire, d’autant que le duo lyonnais Spitzer (lire) ne laisse aucun répit au quidam pour balancer des quenelles autrement plus grasses que celles du producteur house anglais. L’adjectif « brouillon » trotte dans les têtes pour décrire leur prestation mais les frangins canalisent peu à peu leur son, dynamitant Sergen - diamant brut de leur ultime album The Call (Infiné) – sur un dancefloor de plus en plus clairsemé. De quoi impulser un sursaut d’orgueil pour s’acheminer vers nos pénates, non sans quelques détours, haltes et péripéties saugrenus.
L’œil torve, l’horloge fuyante… adieu restaurant, gastronomie et gourmandise. Bonjour soleil, bifteck et apéro-terrasse… Qu’on est bien en Bourgogne ! On comprend mieux pourquoi toute la noblesse d’Europe se damnait fut un temps pour devenir membre émérite de la Toison d’Or, ordre créé par le plus célèbre des ducs du coin, Philippe le Bon. Les meilleurs choses ayant cependant une fin, le duo Chinese Army – auteur en mars dernier de l’EP Runaways via le label des Balades Sonores -, attire un contingent non négligeable de curieux à la Ferronnerie, rendez-vous quotidien du KYP. On préférera mettre une fois encore le constat sur le dos d’une salle pas vraiment dédiée aux concerts car l’on reste de marbre devant les deux ex-Film Noir : la mayonnaise poisseuse, à mi-chemin entre les panoramas sonores, arides et délétères, de chez Kranky et la verve propre à Suicide – oui, encore… alors que même Alan Vega et Martin Rev ne savent plus eux-même faire du Suicide -, ne prend définitivement pas.
On aura largement le temps de leur redonner une chance, vu leur prolixité actuelle. Le magnifique Consortium, accueille pour sa part Sinkane et les véritables têtes d’affiche de l’édition – Oui Chantal ! – A Certain Ratio. Savoir que le Soudanais d’origine Ahmed Gallab a trempé avec les Yeasayer fait craindre du pire, savoir que cet Américain d’adoption a également participé au cirque Caribou rassure. C’est donc sans a priori que l’on découvre Sinkane, responsable en fin d’année 2012 de Mars sur DFA, la prestigieuse maison de disque de James Murphy. Aussi carré et propre que son DJ-set noctambule fut improbable, le garçon, chapeau en paille et chemisette, est plus que bien entouré : le groove, sensuel, issu d’un télescopage entre sonorités eighties et afro-pop, s’éprend peu à peu des guibolles et ça tombe bien, nous aussi, on est très bien entouré. Le moment idoine pour les légendes post-punk A Certain Ratio de se radiner pour un concert exceptionnel – selon toute la polysémie que le terme peut avoir : ils sont aussi rares que bons, et la rareté conjuguée à la beauté fait souvent office de dénominateur de valeur. Inestimable donc. Le set ne sera pas un récital, le groupe abordant tant les classiques des premiers albums – de The Graveyard and the Ballroom (1980) à Sextet (1983), dont Do the Du et Flight dès l’introduction, puis Rialto, Forced Laugh et Shack Up – que les quelques OVNI contemporains de leur riche discographie – dont Mind Made Up et I Feel Light de leur ultime effort phonographique. Ce qui frappe, au-delà de la remarquable aisance de chacun, c’est l’actualité de leur son : les yeux rivés sur le quintette, on ne se sent pas télétransporté trente années plus tôt, dans les folles nuits du Madchester de Factory Records et consorts, non, on admire un groupe déployant une vitalité punk-funk sans doute insoutenable pour bon nombre d’apprentis parvenus sévissant actuellement. D’autant que le set est balayé d’arrangements électroniques à mille lieues d’être superflus. Si les pieds avaient quelque peu battu la mesure sur Sinkane, là, c’est carrément avec le cul qu’on a envie de foudroyer le sol. La clameur ne s’y trompe pas, le groupe ayant toutes les peines du monde à tirer définitivement sa révérence. Deux rappels, de la joie, de la bonne humeur, voilà comment tourner une page dans l’histoire de la musique indépendante à Dijon. Car oui, on ne verra plus rien de valable ce soir là – les George Kaplan Conspiracy ayant joué concomitamment à la péniche Cancale – ni même le lendemain – ayant regagné Paris avant même les concerts de Evening Hymns, The Soft Moon et Cut Hands. Plus rien de valable, si ce n’est un karaoké dantesque porté à bout de bras, jusqu’aux premières lueurs du jours, par un professionnel de la profession qu’on ne nommera pas. Les vidéos parlent d’elles-mêmes.
Crédits Photos : Vincent Arbelet
Un immense MERCI à Roxane, Chantal et Boris. Et à toute l’équipe de Sabotage !
Vidéos
Crédits : Sébatsien Faits-Divers
A CERTAIN RATIO
ANIKA