Tibet, Lhassa

Publié le 18 avril 2008 par Argoul

Un petit matin brumeux nous accueille pour notre dernier camping. Michel avait la vague intention de grimper voir les glaciers mais, ayant descendu de quelques centimètres la fermeture éclair de la porte de la tente pour voir si le soleil est là, il la referme bien vite et se recouche. Plus tard, sitôt ouvert la toile, les gamins sont là. Ce ne sont pas les petits d’hier mais d’autres plus grands dont l’un a « les gobilles exorbitées » selon Michel à qui cela ne plaît pas. Je note aussitôt cette jolie expression régionale que je n’avais jamais entendue. Le petit-déjeuner est vite expédié, les chauffeurs sentant déjà l’écurie et rêvant aux cuisses des femmes qui doivent les attendre.

Le bus a du mal à rejoindre la route car les travaux en cours visent plutôt à en relever les bords et la garde au sol de notre engin est trop basse. Nous descendons pour alléger et le chauffeur finit par trouver un chemin de traverse pour atteindre le macadam quelques centaines de mètres plus loin. Nous prenons le chemin de Lhassa par un temps gris. La route est pleine de trous. Comme nous longeons un moment la rivière Damchung, nous comprenons que la pluie de ces derniers jours a été particulièrement importante puisqu’elle a fait déborder le cours d’eau en de nombreux endroits. Si la pluie s’arrête bientôt, l’atmosphère continue d’être lourde, saturée d’humidité, le soleil fort diffus derrière les nuages bas. La vallée qui rejoint Lhassa est parsemée d’anciens forts en terre dont il ne reste plus que quelques pans de murs grignotés peu à peu par la pluie. Symboles du féodalisme, ils ont été détruits ou abandonnés. Dans les alluvions fertiles qui longent le cours d’eau sont plantés des champs d’orge et de colza. Des troupeaux de chèvres aux cornes enroulées en arrière, de moutons et de yacks toujours un peu fous broutent les talus. Les jeunes bovins se lancent dans des galops effrénés, la queue touffue relevée, comme des moutards qui se défient. Nous rencontrons, toujours aussi nombreux, les camions chinois Dong Feng qui transportent des matériaux ou, parfois, un second camion sur la benne avec quelqu’un dans la cabine ! Plus nous descendons, plus l’eau de la rivière se fait torrentueuse ; elle est canalisée par des gorges élevées lorsque la vallée se resserre. Elle bouillonne furieusement, d’un jaune caramel, gorgée de sédiments arrachés des berges. JLa route n’est pas protégée des ruissellements des pentes et elle se trouve par endroit ravinée comme si une vague marine l’avait momentanément engloutie.

Un bref pique-nique dans le bus nous permet d’épuiser tout ce qui peut rester de provisions en fromage et biscuits. Nous voici dans la banlieue de Lhassa, 200 000 habitants officiels. Érigée au VIIème siècle par le roi Songtsen Gampo, entourée de collines qui facilitaient la défense, arrosée par la rivière « de la félicité » Kyi Chu, elle ne devient capitale qu’au XVIIème siècle avec la construction du Potala, forteresse, cité monastique et centre administratif concédée au dalaï-lama par les Mongols. Les Chinois ont entrepris de transformer radicalement la capitale du Tibet pour en faire une ville « de progrès » comme les autres villes chinoises. Égalité de base : tout le monde pareil ! La ville ressemble désormais aux villes de la modernité côtière. Des immeubles récents en béton sont carrelés sur les façades d’émail blanc de style toilettes, qui brillent au soleil, les vitres sont teintées de bleu, les enseignes de néon sont colorées dans un style très clinquant, nouveau riche. Rues et trottoirs sont soigneusement balayés dans le centre. Le Lhassa du début des années 1990 faisait tiers monde. Plus aujourd’hui : on se retrouve dans un Pékin miniature, aux avenues rectilignes orientées est-ouest et nord-sud, jusqu’à l’immense place à la chinoise reconstituée par destruction des baraquements, devant le Potala. Elle est démesurée et ridicule, exemple du monument « populaire socialiste » toujours « grand » et édifiant, comme ces statues dorées de deux yacks au carrefour ou ces bâtiments très « cité moderne » carrelés comme des pissotières. Jiang Zemin, amateur de chiffres, avait promis 2,4 milliards de yuans pour financer 82 projets d’infrastructure, dont 100 km de route entre l’aéroport et la ville. Hypocrisie de la propagande : le « développement » a profité surtout aux colons chinois, missionnaires du Progrès envoyés massivement dès 1952, qui ont réduit aujourd’hui les Tibétains à la minorité (en nombre comme en pouvoir) dans leur propre pays. Les Hans dominent l’industrie, le commerce, le tourisme. C’est pourquoi ils restaurent à grands frais les « vieilleries » car le tourisme rapporte des devises.

Notre premier arrêt est pour la banque, un grand immeuble flambant neuf entouré de murs ornés de tessons de bouteille, un garde armé à l’entrée : c’est la Banque de Chine. Nous y changeons des dollars américains contre des renmibi chinois. Partage des tâches tout administratif  et stalinien : un employé vise le formulaire de change et le passeport, un second compte les billets donnés à changer et pointe la somme indiquée sur le formulaire – et c’est un troisième qui effectue le change. Staline avait décidé que tout devait fonctionner par trois, chacun contrôlant toujours les deux autres. Notre hôtel est central, il s’appelle « Keriyu ». Il est plutôt de confort moyen. Les salles de bain ont été élaborées à la bricole : un trou dans le sol – d’ailleurs bouché – sert d’évacuation à l’eau de la douche. La pomme se trouve au-dessus du siège des toilettes qui se trouve donc inondé d’office… Quant aux fenêtres de la chambre, elles donnent sur le mur lépreux de l’immeuble voisin en construction !

Une fois propres, nous allons humer l’air de la ville sur le barkhor, ce périple circulaire autour du temple Jokhang qui est le véritable centre ville, bien plus que le Potala. Lieu de pèlerinage et lieu de commerce on y rencontre tout le Tibet en sus des militaires chinois. Je mesure encore une fois les transformations du développement en quelques années : personne n’est plus assis par terre, les étals se sont multipliés, on y trouve toute la pacotille d’usage courant produite à Shanghai, les rues sont balayées constamment, les chiens errants éradiqués, on y voit moins de mendiants. En revanche, l’artisanat proposé est de la camelote produite en série dans les ateliers de la côte. On trouve beaucoup mieux à Katmandou, même le faux ! La foule reste bigarrée, du jeune tibétain en chemise jaune d’œuf et grosses lunettes noires, traînant ses bottes ferrées sur le pavé pour faire branché, aux vieilles immuables moulinant avec ardeur d’un mouvement du poignet et marmottant leurs prières machinales. Nous croisons des Chinoises à la dernière mode – extravagance années vingt remise au goût du jour - en chapeaux de tulle et robes à froufrou ; des petites filles vêtues comme des gravures de mode – tirées des magazines de nos grand-mères ; des petits garçons déjà minets, un cœur de fil de fer parant le cou, une casquette des Chicago Bulls vissée sur la tête. Le spectacle est constant et incontestablement pittoresque ! Parmi la foule, on rencontre toujours ces moines qui mendient pour leur communauté, brandissant d’une main une sorte de certificat illisible pour nous qui doit conjurer la soupçonneuse police chinoise. Des gamins s’essaient à l’anglais avec force sourires, mi-plaisir d’aborder par curiosité un étranger, mi-volonté de se faire reconnaître comme des personnes.

Nous dînons ce soir à l’hôtel. C’est copieux et savoureux. Et nous retrouvons deux choses qui nous ont manqué et qui nous font bien plaisir : la bière et le yaourt !