« J’ai mis tout ce qui lui appartenait dans trois boîtes… Quand j’y pense, laisser derrière soi aussi peu de choses, on peut appeler ça voyager
Trois boîtes de carton empilées l’une sur l’autre, coincées entre une commode et un fauteuil, dans une chambre encombrée de meubles hétéroclites. Une chambre avec une porte-fenêtre, un minuscule balcon, une vue sur le ciel de Québec et sur les toits de la vieille ville.
« Y’a pas à dire, mademoiselle Mireille, en dehors de ses absences, votre tante était une locataire tranquille. »
Ses absences… La délicatesse du vieil homme me touche. Il en parle comme s’il s’agissait de séjours à l’étranger. Au fond, c’était peut-être ça : un pays étranger. Ce lieu, pourtant placé sous le patronage du prince des archanges, qu’après chaque visite, de retour à l’air libre, ma mère, mes sœurs et moi nous nous empressions d’oublier. Oublier ses longs corridors peuplés d’ombres, ses portes closes derrière lesquelles on devinait des cris, des plaintes et des gémissements. Oublier Saint-Michel Archange qui aurait dû prendre tous ces fous sous son aile et du tranchant de son épée prendre en chasse tous leurs démons.
« Dans la plus grande des boîtes, j’ai empilé ses cahiers de musique. Ça pourrait encore servir à quelqu’un. Au fait, j’ignorais que votre tante était pianiste. »
Je laisse le silence répondre à ma place. Un instant, je revois ses doigts qui courent sur les touches du piano. Comme s’il était dans sa nature à elle de faire naître cette musique qui tenait du prodige. Cette musique qui un jour s’est arrêtée. Trop tôt.
Ce jour-là, en cherchant la pianiste, on ne trouva que le silence, un banc de brouillard et le regard vide d’une jeune femme changée en pierre. Catatonie, ont déclaré les médecins. Puisqu’il faut mettre un nom sur la chose.
La suite fut une quête qui n’était plus la sienne, mais celle de tous ces hommes en blanc qui s’affairaient autour d’elle. À chercher le traitement de choc ou la formule magique qui assurerait non sa guérison, mais juste un bout de vie… Un bout de vie hors du brouillard. Mais était-ce le mal ou le remède qui infligeait au moindre mouvement de son corps la raideur d’un automate ?
Ainsi, rechute après rechute, elle allait. Ballottée d’essai en erreur, de fol espoir en mauvais dosage, offerte à une science encore jeune qui expérimentait. Est-ce le mal ou le remède qui l’a tuée ? Trop tôt.
« Le cœur », a dit le vieil homme.
Dans la chambre, trois boîtes de carton empilées l’une sur l’autre, coincées entre une commode et un fauteuil.