Steven Humes (il Commendatore) et Myrto Papatanasiu (Donna Anna), © Vincent Pontet pour le T.C.E.
‣Une chronique établie d'après la répétition générale du mardi 23 avril.C'est la fin d'un cycle, d'ailleurs pas seulement opératique, le "Festival Mozart" initié par le Théâtre des Champs-Élysées, déroulé sur plusieurs années en collaboration avec le Cercle de l'Harmonie. Placer les débauches de notre dissoluto punito en cerise sur le gâteau Mozart, ce n'est pas une mauvaise idée en soi - à ceci près qu'il nous est difficile d'imaginer a priori quelque révolution en la matière, tant l'histoire des enregistrements et représentations de Don Giovanni est chargée, y compris à Paris... et même en version "historiquement informée" (la très belle lecture de René Jacobs, à la Salle Pleyel, fin octobre 2006).
De Stéphane Braunschweig (photo plus bas), nous attendons aussi beaucoup ; tant l'auteur de quelques Jenůfa ou Pelléas de très haute volée nous avait laissé sur notre faim par un Idomeneo tristounet, au même endroit, en 2011. L'homme de théâtre choisit d'ailleurs de diriger ses protagonistes dès l'ouverture : intéressant, à défaut de révolutionnaire. Passées les cigarettes fumées à tout va - cliché éculé de Regietheater de série -, y découvrir, devant des murs couleur catafalque, Don Giovanni allongé sur un brancard blanc face à une trappe rougeoyante et inquiétante... voilà qui place le décor avec autant de brutalité que la musique elle-même !
D. Behle, M. Papatanasiu, M. Werba, M. Persson, R; Gleadow, N. Di Pierro, © Vincent Pontet pour le T.C.E.
Cette dernière journée du libertin se déroule donc, si ce n'est dans une morgue, du moins dans un huis clos, sordide et mortifère. À mesure que l'action progresse, cette lecture s'échafaude et se confirme, par le biais de quatre espaces biseautés, tout aussi noirs et blafards, disposés sur une "tournette". Des éclairages glauques et rasants mettent en valeur un mobilier réduit au minimum, dont les éléments essentiels demeurent - fascinante symétrie - deux brancards en vis-à-vis. Du premier, la dépouille du Commandeur, sous linceul, ne s'échappe pas durant tout l'opéra, et l'autre est destiné aux massages tonifiants que Leporello prodigue sans compter à son maître. Enfin, en accablant écho : un lit omniprésent, lit de stupre et lit de mort évidemment, aussi sinistre que les brancards eux-mêmes (instantanés © Vincent Pontet / T.C.E disposés ci-dessus et plus bas).Stupre ? En la matière, Braunschweig fait à la fois fort et sobre. Le finale de l'Acte I (la fiesta chez Don Giovanni) tourne au lupanar généralisé en costumes dix-huitiémistes (les masques mortuaires ne sont pas forcément irrésistibles, les squelettes sous vitrines haut perchées intriguent plus qu'ils n'oppressent - en revanche, les faces livides à la Barry Lyndon font mouche). La fornication tous azimuts n'est que suggérée par des postures, et cela suffit amplement. Le régisseur se sort plutôt bien de l'obstacle habituel de la Statue, cadavre assis de force sur son brancard par les deux comparses dans la scène du cimetière, avec une voix enregistrée du meilleur effet gore pour le Ribaldo, audace - puis, mort vivant, arrachant le dissolu rebelle à son ultime banquet pour le jeter sans ménagement (ce qui était assez prévisible) dans la trappe-incinérateur.
Jérémie Rhorer, chef du Cercle de l'Harmonie, © Bertrand Pichène pour le CCR d'Ambronay
Omniprésent, velléitaire et torve, ambigu voire menaçant, Leporello s'identifie tellement à son double de patron que - ce dernier expédié en enfer - la mort semble venir le faucher son tour, prostré sur le lit devenu médicalisé, devant les survivants pétrifiés. Ce "dernier jour d'un condamné" serait-il bien davantage, finalement, celui du valet que du maître ? Belle trouvaille au demeurant, que corrobore la prestation luxueuse du Canadien Robert Gleadow, voix d'airain, large et projetée, la faconde et l'aplomb d'un d'Arcangelo ou d'un Pisaroni, matériau autrement velouté en prime.Ce Leporello king size domine de la tête et des épaules une distribution en gros cohérente, sans être pour autant assez homogène, ni surtout superlative. Markus Werba, Papageno l'an dernier sur le même plateau, ainsi qu'Athanaël voici six mois à l'Opéra Comique, a-t-il la carrure d'un Don Giovanni ? Le timbre est quelconque, et pour les cajoleries de crooner, il faudra repasser (le Deh vieni à la cithare n'a rien d'une aubade érotique). Cependant, l'Autrichien dispose non seulement du physique de l'emploi, mais aussi d'une énergie suicidaire (1), dispersant à tout va une sorte de sex appeal carnassier qui atteint largement sa cible.
Julien Chauvin, premier violon, © Bertrand Pichène
Daniel Behle, le splendide Tamino de Jacobs, demeure un Ottavio élégant et raffiné, pas trop falot, mais les moyens paraissent amincis, retenus - nous sommes à une générale -, ce qui génère une pointe de déception ; tandis que Nahuel Di Pierro et Steven Humes s'acquittent respectivement de fort bons Masetto et Commendatore. Avec les voix féminines, les choses se gâtent sensiblement. La grande Miah Persson n'est pas au sommet de sa forme : elle assure son Elvira correctement, mais n'est pas indemne de sons métalliques, surtout dans le Mi tradi dont l'admirable retenue de tempo semble la gêner, ce qui ne l'empêche pas d'y être très émouvante. L'émotion n'est pas le fort de Serena Malfi, un retour aux Zerlina mezzo-sopranos, à l'instar de Berganza dans le film de Losey - hélas avec autrement moins de tendresse et de piquant. Quant à Myrto Papatanasiu, générale ou pas, elle ne peut préserver son Anna de stridences et d'aigreurs éparses, en dépit d'une vocalisation impeccable, et d'une évidente volonté de tout donner.S. Braunschweig,
© F. Avet - Radio France
Le travail des deux architectes, depuis les plus profonds soutènements jusqu'au plus élancé des lanterneaux, est ni plus ni moins ce que nous avons jamais entendu de mieux (et pourtant !...) dans Don Giovanni. Outre des instruments "anciens" dont chaque sonorité, riche et opulente, est un envoûtement, ou d'un volubile pianoforte non seulement "continuiste" mais imbriqué en prime dans le tissu des airs et ensembles, nous jouissons d'un équilibre stupéfiant entre un tempo parfois frénétique, des dynamiques à la palette extravagante... et une précision de Rolls Royce, permettant à chaque musicien de la fosse de faire ressortir des nuances proprement inouïes (cordes, vents, timbales) ! (2) Avec, luxe supplémentaire, une harmonie autonome sur scène pour l'aubade du festin final, et un Chœur des Champs Élysées à l'avenant : voilà qui porte notre partition mythique sur un pinacle, plus élevé, s'il est possible, que celui qui est le sien depuis si longtemps.
M. Werba, R. Gleadow, D. Behle, M. Papatanasiu, M. Persson, © Vincent Pontet pour le T.C.E.
Cette rhétorique globale, tenue trois heures durant du bout des doigts, la rattache bien plus au si récent héritage baroque, avec ses emphases, ses intimités et ses heurts - qu'à la poix ultra-romantique dans laquelle tant et tant de décennies de kitsch l'ont engluée. Souvent giocoso, elle fonctionne à merveille avec les choix de Stéphane Braunschweig, tout aussi millimétré, qui garde pour sa part plein cap sur le dramma. En sortent bien sûr gagnants haut la main, Mozart, Da Ponte, les artistes et le public.(1) Il nous paraît tellement évident - à l'aune de cette production qui l'annonce dès l'Ouverture - que les dernières heures du libertin ne sont rien de moins qu'un suicide en bonne et due forme, sciemment paraphé par l'invitation à dîner faite à la Statue du Commendatore.
(2) Par rapport aux très belles versions Da Ponte - Mozart de René Jacobs, à noter la disparition des vocalises ad libitum (lesquelles étaient en effet parfois envahissantes), et une insertion plus aboutie du pianoforte dans le discours : davantage présent dans la trame symphonique, plus économe en récitatif - au risque de perdre de jolies digressions, telles que des citations de concertos du Salzbourgeois !
‣ Retransmission en différé sur France-Musique le 4 mai à 19h08 ‣ Un entretien "podcasté" recommandé, avec Stéphane Braunschweig.
‣ Un entretien "audio" - non moins recommandé - avec Jérémie Rhorer (au sujet du Così de 2012, mais dont le propos couvre amplement la problématique de l'interprétation lyrique mozartienne) vous est proposé tout en bas. ▸ Jacques Duffourg
‣ Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 23 mars 2013, répétition générale - Don Giovanni, ossia il dissoluto punito,
dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart & Lorenzo da Ponte (Prague 1787 & Vienne 1788).
‣ Markus Werba (Don Giovanni), Miah Persson (Donna Elvira), Daniel Behle (Don Ottavio),
Myrto Papatanasiu (Donna Anna), Robert Gleadow (Leporello), Serena Malfi (Zerlina),
Nahuel Di Pierro (Masetto), Steven Humes (Il Commendatore).
‣ Anne-Françoise Benhamou, dramaturgie - Thibault Vancraenenbroeck, costumes - Marion Hewlett, lumières -
Stéphane Braunschweig, mise en scène - Julien Chauvin, premier violon - Jérémie Rhorer, direction musicale.