Un pékin au Japon (1)

Par Montaigne0860

Dans l’aéroport de Dubaï – ville état dont je ne verrai rien – l’atmosphère est cotonneuse ; une heure du matin ; extrême luxe de l’architecture – le mot ne convient pas vraiment – la bâtisse  est plutôt une sorte d’entassement de verticales et d’horizontales en aluminium soutenant du verre ; partout la transparence. Qu’ont-ils à cacher pour être aussi visibles ? Même vice démodé à Roissy. Ils ne veulent pas d’intime ? Qu’ont-ils à nous intimer l’ordre d’être vus par les autres ? Dans cent ans on sourira de cette manie, comme on se moque de l’antique imité par Napoléon.

Une immense cascade glisse sur plus de vingt mètres d’à pic, fond noir : il me vient que l’architecte a fait son malin, la chute d’eau est le contraire parfait des avions qui décollent, je vois, je vois… et parfois même, comme l’eau, ils atterrissent. Voilà qui est fort subtil, totalement inélégant : des fois que tu n’aurais pas compris, pauvre pékin. L’aéroport a son train, ses centaines de boutiques de luxe, mais peu d’endroits pour se restaurer. Peut-être ne mangent-ils pas ? Boivent-ils ? Au fait on paye en quelle monnaie ? Pas le temps. J’avance, j’avance. J’ai largement le temps mais j’ai hâte de me poser, toujours se poser, comme l’avion.  Je cherche ma balise, ma station parmi les nombreux codes et numéros d’embarquement. Monter, descendre, sentiment de puissance alors que je subis.

À vrai dire je ne pense pas à manger : les voyageurs qui transitent par ce monstre, éprouvent comme moi une forme de nausée légère. Depuis Paris, en sept heures de vol, on nous a gavés, biscuits boissons, puis repas avec entrée plat dessert, plus boisson au choix (nous sommes des outres),  et nous voici devenus des enfants régressifs : nous avons dévoré, vu un film sur un écran de 20 X 10 cm (Django de Tarantino, sadique, spectaculaire, dialogues cyniques et drôles ; un régal rendu presque innocent par son format timbre poste), j’ai somnolé, et à Dubaï qui ne semble être qu’une immense plaque tournante, à une heure deux heure du matin, on voit une foule de tous les pays , enfants en bas âge, femmes enceintes , bien des mâles marchandent, le temps est suspendu, on pourrait être n’importe quand, à n’importe quelle saison ; on ne dort pas ?

J’ai froid, puis chaud, un peu soif, un peu sommeil : total contraste avec ce moment où décollant de Paris sept heures plus tôt j’ai VU le pays du soleil levant par avance, comme une naissance, pour la première fois en 65 ans je m’envolais le dos au couchant, 1,65 m d’occident replié mais ravi d’aller voir à quoi ressemble l’origine de la lumière, la lumière tout court (Nippon : origine du soleil ) et à travers des visages de passagers je devinais ce qui m’attendait là-bas : tous ces visages que je vis japonais…

Ce doute à Dubaï est une leçon : à peine parti de Roissy, je voudrais être arrivé. C’est l’impatience qui nous a chassés du paradis terrestre, dit le poète. Dubaï à une heure, est une parenthèse nécessaire, oh l’étrange flottement d’aquarium empli de voix d’enfants qui appellent dans la nuit illuminée des halls alors que les adultes s’entendent sur des murmures nocturnes comme des froissements de tissu en un écho étouffé contre l’aluminium et le verre ! Parfois un appel au micro nous rappelle que la voix porte ; j’avoue que j’aimerais moins d’écho, plus d’espace et surtout l’air me manque, le grand air, la vaste aria soufflée du vent des plaines ou du désert. Le pilote en atterrissant, parole dérisoire, nous a dit qu’il faisait 26° à Dubaï ; je n’en verrai pas la couleur.

Je n’ai vu durant ce premier vol personne lire un livre : liseuse oui, journaux, ordinateurs, téléphones portables, oui, oui, mais j’ai cherché en vain un bon vieux livre en couverture carton et papier imprimé avec un texte à l’intérieur, j’étais le seul, j’ai cru un moment tant j’étais incongru que ces parfaits congrus allaient me balancer dans la mer rouge.

Durant le second vol Dubaï-Osaka, j’ai éprouvé un immense soulagement. J’allais m’éloigner de ces pays riches et ambigus pour m’approcher plus encore du levant. Ma vieille obsession me reprend : je voudrais bien respirer un peu d’air frais, du vrai de vrai, même poussiéreux, mais je suis dans ces pays un infidèle et je polluerais les splendeurs du lieu avec mon souffle d’occident, je le concède .

J’ai l’honneur de pénétrer le premier dans le second avion avec mon air de veilleur de nuit en fin de course (j’ai capté mon reflet dans une vitre de passage) ; oui, le premier : pareil hommage ne se refuse pas et bien que hâve, décavé, j’ai hardiment envahi l’habitacle. Bientôt de vrais japonais sont montés et deux rangs plus haut, à ma droite, l’un d’eux, plus rapide que moi, a sorti un livre et personne n’a moufté ; signe encourageant. Durant les huit heures de voyage, l’homme cultivé en a dévoré les deux tiers, lisant de droite à gauche et de haut en bas… personne n’est parfait. J’ai profité de la brèche pour en faire autant, puis, la fatigue venant et les rares passagers s’égayant dans le corps du squale aérien, je me suis allongé sur trois sièges et j’ai dormi plus de cinq heures. Au réveil, vif sentiment de culpabilité : Ulysse ne dort pas dans l’Odyssée. Comment un hardi voyageur de ma trempe a-t-il pu se laisser bercer par cette baleine des altitudes ? Quand je pense que nous avons survolé le nord de l’Inde, la Thaïlande et le sud de la Chine… j’aurais pu voir plein de choses ! En réalité mon hublot était à la hauteur de l’aile, autant dire l’angle mort parfait ; j’y penserai la prochaine fois… plus tard, qui sait : « Car j’ai de grands départs inassouvis en moi » (Jean de la Ville de Mirmont).

À 10 000 km au dessus d’Hiroshima, je ne peux réprimer un frisson ; je suis à la hauteur du bombardier. Puis, j’entends la voix d’Anouk Aimée, des épaules se caressent, murmures.