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Roberto Saviano : « C’est l’argent de la drogue qui sauve les banques »

Publié le 26 avril 2013 par Eldon

Saviano000 Roberto Saviano : « C’est l’argent de la drogue qui sauve les banques » Article d’Il Fatto paru dans IlfattoQuotidiano.fr

« Zéro zéro zéro », le nouveau livre de Roberto Saviano, passionnant mélange de pamphlet et de roman sur le trafic international de cocaïne, avec un focus particulier sur le Mexique. « L’ensemble du narcotrafic représente la première industrie au monde, devant celle du pétrole – nous explique Robert Saviano. Le marché de la cocaïne n’a jamais connu de crise depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est un bien qui ne subit pas de cycle, il se porte bien même quand l’économie va mal ».

Dans le livre, Saviano avance que l’argent du trafic de la drogue envahit le monde entier. « 97 % de l’argent de la drogue – explique l’écrivain durant l’interview – est recyclé par les banques américaines et européennes. L’économie du narcotrafic soutient l’économie légitime  ». Il reprend les propos d’Antonio Maria Costa, ex-directeur de l’Office de l’ONU contre la drogue et le crime organisé, qui déclarait en 2009 que «  les milliards d’euros du narcotrafic ont sauvé les banques européennes. »

Et de conclure par un surprenant Made in Italy qui a la côte dans le monde entier : «  les mafias italiennes sont faites de règles, et leur know-how est exporté chez les grands cartels mexicains et russes ».

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Transcription de l’interview

Fabio Fazio (Rai3) : Le voilà, « 000″, le deuxième et très attendu livre de Saviano paru chez Feltrinelli. La couverture représente bien le contenu, dont nous parlerons dans un instant. Fruit de 7 ans de travail, la première chose qui m’a frappé en lisant les critiques ces jours-ci est l’accueil favorable pour la qualité littéraire, chose plutôt inattendue.

Roberto Saviano : C’est ce qui m’a le plus touché, car le grand défi était d’assembler les faits que j’ai relevés dans les actes judiciaires, dans les écoutes téléphoniques, les entretiens, et donc les faits objectifs, officiels, tout cela, avec la narration. Adopter le style du roman, appliqué à la vérité des faits, et les mettre ensemble. Y mettre ma douleur, ma stupeur. Montrer que ces choses existent, objectivement.

FF : On le lit dans les journaux…

RS : …mais on n’y prête que peu d’attention, on ne fait pas le lien.

FF : On entend ces choses, mais sans les relier entre elles. Disons que ce n’est pas un livre sur le « monde de la cocaïne ». C’est bien plus que ça. C’est le monde vu à travers la cocaïne. Comme si, en suivant la route de la cocaïne… Je voulais savoir, quel monde apparait, et surtout quelle proportion du monde apparait ?

RS : Ce qui m’a impressionné, au cours de ces années, c’est la quantité d’argent issue du trafic de la cocaïne. Un chiffre, que je répète ces jours-ci, un chiffre impressionnant : 1000 euros mis dans une action Apple, l’année où Apple a sorti l’iPad par exemple, après 1 an, seraient devenus 1600 euros, qui est déjà un gain énorme. Mais 1000 euros investis dans la cocaïne, après 1 an, seraient devenus 182 000 euros. Rien au monde ne génère un gain aussi gigantesque.

FF : Et cela implique des moyens tout aussi gigantesques pour contrecarrer ces gains énormes

RS : Bien sûr, car cette gigantesque masse d’argent ne permet aucune tolérance vis-à-vis des concurrents. Tu deviens très puissant en peu de temps. Car cet argent se transforme en restaurants, en hôtels.

FF : Cet argent est réinvesti partout dans le monde, par les banques.

RS : Partout, surtout par les banques.

FF : Et ainsi, se crée l’obligation de stopper tout concurrent potentiel.

RS : Oui, et je raconte comment cette férocité entre cartels, ces massacres, ces attentats, sont le résultat d’une logique mathématique visant à exclure les autres. Tous voudraient investir, enfin, certaines personnes voudraient bien investir dans le narcotrafic. Et donc les cartels utilisent une violence gigantesque comme moyen de dissuasion et pour garder le monopole.

FF : On peut dire beaucoup de choses sur ce livre de quelque 400 pages, très détaillé, et, comme je l’ai déjà dit à Roberto, presque difficile à lire au début, car on fait tout de suite face à une… peut-être suis-je naïf, mais à une incroyable cruauté. La première chose que l’on pense en le lisant est : « je pensais que la cocaïne provenait des feuilles de coca, alors qu’en fait, elle nait de la disponibilité, non pas au mal, mais à la cruauté, qui est surprenante et presque surnaturelle. »

RS : C’est exactement ça. J’ai souvent du mal à raconter les histoires, comme dans ce livre…

FF : D’ailleurs tu reviens demain soir sur Rai 3 pour raconter deux de ces histoires, à l’émission « Che Tempo che fa ».

RS : …car la première réaction est de se dire : « Non, ça ne peut pas être vrai ».

FF : On n’y croit pas.

RS : Exactement, et d’ailleurs j’ai presque eu envie d’écrire un polar, un thriller, en m’inspirant de ces histoires, une oeuvre de fiction. Mais je n’ai pas pu, car la réalité est tellement puissante, que je veux que le lecteur se dise, « Non, ce type est un mythomane, je n’y crois pas, c’est impossible », et qu’il cherche à comprendre, à vérifier, à approfondir ces histoires. La cruauté est incroyable. Et pour comprendre comment elle nait, il faut regarder le parcours économique. Par exemple : partons de la Colombie. 1 kg de coca vaut 1500 $. Direction le Mexique : le kilo de coca, les grossistes l’achètent à 25000 $. Maintenant, aux USA. On monte à 47 000 $. Il arrive en Italie, à 57 000 $. Puis à Londres, le kilo passe à 77 000 $. Voilà pour les renchérissements. Gigantesques. Ça signifie que les organisations, les cartels, sont disposés, comme je le raconte…

FF : …sont prêts à tout pour contrôler cette manne, Tu dis que globalement, c’est en substance la plus grande compagnie au monde, économiquement parlant.

RS : Oui, même si les données sont variables. Disons que si l’on compte l’ensemble du narcotrafic, et pas seulement la coca, on serait face à la « World Company », devant Toyota, devant General Motors, devant le pétrole chinois. Il s’agit donc d’un problème qui aurait dû mobiliser, qui devrait mobiliser tous les jours les gouvernements et l’opinion publique, mais qui reste secondaire, marginal, ça concerne juste la plèbe, les toxicomanes. Alors qu’en réalité, c’est le coeur de l’économie, en Occident et ailleurs.

FF : Ces d’histoires, comme le disait Roberto, sont proprement incroyables et sont autant de mondes qui s’imbriquent comme des poupées russes. Ce livre traverse l’ensemble du monde, en racontant via le marché de la cocaïne, de l’Amérique du Sud jusqu’à nous, en Italie. L’Italie tient d’ailleurs un rôle majeur dans ce narcotrafic.

RS : Absolument, et il y a cette expression qui m’a beaucoup plu et que j’ai reprise : la feuille de coca nait en Amérique du Sud, mais les racines de la plante sont en Italie.

FF : C’est-à-dire ?

RS : C’est-à-dire que les règles des grands cartels internationaux sont inspirées des règles italiennes. Et les organisations italiennes, la Camorra, l’Andrangheta, Cosa Nostra, ont toujours investi dans le narcotrafic, ce sont les mafias les plus anciennes et les plus entreprenantes au monde. Par exemple, l’organisation russo-ukrainienne ultra-puissante de Mogilevic est structurée comme celle italienne. Même chose au Mexique. Tous ces cartels essaient d’être en contact avec les organisations italiennes. Mais aussi l’antimafia, la meilleure jurisprudence antimafia au monde est celle italienne. Tous les pays désireux de contrecarrer les organisations se tournent vers la culture antimafia italienne. Ici on en parle, dans les émissions, les journaux télévisés, ce n’est pas le cas ailleurs, ou rarement.

FF : Ils pensent que le problème n’existe pas.

RS : Exactement.

FF : C’est un peu grâce à ton roman « Gomorra », qui a éveillé les consciences.

RS : Je me souviens bien du procurateur antimafia de l’époque, Franco Roberti, qui me racontait en détail à quel point la structure des ports maritimes européens était poreuse, et permettait l’arrivée de tonnes de coca. Salerne, Livourne, l’Espagne, la Grèce, pays qui après la crise est devenu pratiquement une colonie des organisations criminelles. Le problème a toujours relevé de l’urgence quotidienne, mais il n’est perçu qu’à travers les homicides ou les attentats, quand le sang est versé. Du sang versé dans des lieux qui le rendent particulièrement insupportable, car celui versé dans le sud de l’Italie et dans d’autres parties du monde reste très bien toléré.

FF : Nous continuons de penser que le pays le plus lié à la cocaïne est la Colombie, or c’est faux.

RS : Oui, c’est le Mexique qui est au centre du narcotrafic de cocaïne. Car le Mexique pompe à l’intérieur des États-Unis, qui sont le plus grand marché au monde, avec l’Europe pour la consommation de coke, pompe continuellement de l’argent et de la cocaïne. Regarder le Mexique, qui est très lié à l’Italie, à l’Europe, permet de comprendre les dialectiques contemporaines.

FF : Le premier chapitre est vraiment impressionnant. Saviano y raconte combien le problème de la coke est proche de chacun de nous, avec un chiffre – c’est écrit dans un style captivant dont vous aurez un exemple demain soir, – un chiffre que je te demanderai de confirmer. Nous sommes environ 200 dans cette salle. Et d’après cette donnée, au moins 8 d’entre nous ont déjà gouté à la cocaïne. C’est ce que disent les chiffres.

RS : Oui.

FF : Et cela touche des personnes autour de nous.

RS : En effet

FF : Sans que nous le remarquions.

RS : Non, parce que le problème est que cette substance n’est pas comme l’héroïne, qui affiche immédiatement son utilisation. La cocaïne est une drogue performante. On n’a parfois même pas la sensation d’être drogué, c’est comme prendre un apéro.

FF : …avant que le cerveau n’éclate,

RS : Exactement, avant qu’elle ne te détruise. Elle désinhibe, elle enleve tout sentiment de limite, permettant une sorte d’hyper-communication. Ce n’est plus la drogue des élites comme dans les 1980 – 1990. Les mafias italiennes ont compris très tôt que c’était une drogue de masse, utilisée surtout pour travailler : le concierge, le camionneur, le pilote d’avion, le chirurgien. Souvent on ne se sent même pas coupable, car on se dit : « ça me permet de travailler plus, d’améliorer la vie de ma famille, de faire des heures sup’, de me sentir mieux. » C’est cela, le drame de cette substance.

FF : Quelle sorte de marchandises est la cocaïne, que l’on appelle souvent par d’autres noms, il y a toute une liste de noms dans tous les pays, sauf « cocaïne ».

RS : Oui, c’est presque amusant : toutes les langues du monde utilisent plein de mots, mais jamais « cocaïne ». C’est par exemple, la « vitamine C » ou d’autres mots commençant par « C », comme « Candy », ou bien « 24/7″ parce qu’elle est toujours disponible. En Italie, c’est la « cocco », ou bien l’ »autoroute » parce que ça te blanchit les narines. Autant de termes pour désigner la cocaïne, ce qui montre bien la quotidienneté, le rapport substantiel qu’elle a avec la vie des gens.

FF : Enrico Deaglio dans « La Repubblica » dit qu’en choisissant de raconter le monde à travers la cocaïne, tu as fait une opération « marxiste » au sens philosophique : en choisissant la « marchandise », ce qui aujourd’hui est la « marchandise par excellence » qui domine absolument tout, et cela montre un aspect terrible du capitalisme. On en revient toujours là : l’argent généré par le trafic de drogue ne reste pas sous le matelas des trafiquants, il finit dans les banques, les entreprises.

RS : Ce qui est intéressant pour un écrivain, c’est de trouver une clef pour raconter le monde, un chemin, une voie. Ma clef à moi, ce sont les « marchandises ». Quand on regarde les marchandises, elles paraissent froides, distantes, mais raconter toute la filière d’un objet, ses voyages en bateau, les ports ou il débarque, la contrebande, le passage des douanes, les taxes, la distribution dans les supermarchés, permet de raconter le monde. La marchandise « cocaïne », si impalpable, avec cette couleur et cet aspect si innocents, de la poudre, m’a permis d’observer la transformation, et de voir physiquement ce que Antonio Maria Costa dénonçait, en 2009. C’était le directeur de l’Office de l’ONU contre la drogue, et il a déclaré aux tout débuts de la crise économique, quand des géants financiers étaient en train de s’écrouler, que les milliards d’euros du narcotrafic avaient sauvé les banques européennes. Cette déclaration est parue dans différents journaux, mais elle est passée presque inaperçue, elle n’a pas levé de signaux d’alarme particuliers, peu de commentaires. Pourtant c’était une déclaration énorme : il disait que le flux de liquidités – car la force du narcotrafic, ce n’est pas seulement l’argent, mais la liquidité -, la force de cette liquidité pénètre les banques. Ces banques, lorsqu’elles financeront, leur structure de crédit sera conditionnée par le narcotrafic. Et donc, cette marchandise, pour moi, ne se limite plus à la toxico-dépendance, mais devient le capitalisme vivant, et transforme l’ADN du capitalisme et des démocraties, pour toujours. Et aujourd’hui, nous devrions réécouter les paroles de Costa, car l’Europe se trouve dans une situation extrêmement difficile, où la liquidité préoccupe tout le monde. L’Espagne, le Portugal le savent bien, la Grèce.

FF : Celui qui dispose de liquidités…

RS : … commande. Comprendre cela permet de mesurer combien la métamorphose de cette marchandise est dangereuse, et devient quotidienne. Je tente de répondre à certaines questions que je me posais quand j’étais tout jeune devant un supermarché qui surgissait sur un territoire peu développé, ou devant l’apparition de richesses inexpliquées. C’était tout simplement du recyclage. De l’argent qui arrive sans créer de développement, c’est la chose la plus grave que fait le narcotrafic.

FF : Une autre chose qui m’a impressionné à la lecture du livre, c’est la quantité de cocaïne qui passe par l’Afrique. Le continent le plus pauvre est littéralement traversé par le « pétrole blanc ».

RS : Toute la cocaïne qui arrive ici à Milan, à Rome, en France, à Berlin, passe par l’Afrique équatoriale occidentale, qui est devenue une sorte de plaque tournante. La coke arrive d’Amérique du Sud en Afrique, et ces pays, devenus bien souvent des narcoÉtats, Guinée-Bissau, Libéria,…

FF : Qu’est-ce qu’un narcoÉtat ?

RS : Il arrive tellement d’argent dans ces pays, que la classe dirigeante, les militaires, sont littéralement achetés par les cartels. Et malheureusement pour l’Occident, cela a créé une espèce de tolérance : l’Occident a toléré cela. Pourquoi ? Quand la coke est arrivée en Afrique, elle a rééquilibré le jeu du pouvoir. Celui qui possédait les matières premières n’était plus en conflit avec celui qui n’en avait pas. Ces derniers s’occupent de la cocaïne. Et donc, paradoxalement, la coke aujourd’hui dans ces pays a créé une sorte d’équilibre pacifique, terrible, en détruisant et en vidant ces pays. La coke arrive là pour repartir vers l’Italie, l’Espagne, et dans toute l’Europe. Et voir la transformation de ces pays permet de regarder celle des personnes. Pendant toutes ces années, obsédé que j’étais par l’envie de raconter toutes ces choses, j’étais prêt à faire du porte-à-porte, dans chaque journal, chaque studio télé, pour raconter ces histoires, je me suis rendu compte que les organisations savaient parfaitement comment transformer les individus. J’essaie de le raconter dans le 1er chapitre. Ils te montrent que leur philosophie est celle du malheur. Ils t’amènent à comprendre que ceux qui te trahiront sont tes proches,

FF : …que tu ne peux avoir confiance en personne.

RS : - Personne.

FF :  Pas même en ton meilleur ami, qui te trahira à coup sûr.

RS : Je décris comment un boss éduque un nouvel arrivant, à travers des récits que j’ai entendus.

FF : Ah bon ? Je pensais que c’était une pure invention !

RS : Non, on me l’a raconté personnellement, c’était une sorte de critique des pratiques des organisations criminelles, que j’ai utilisée pour montrer ce que j’avais toujours senti : la première chose que t’enseigne un boss, c’est que le pouvoir, ça se paie. Si tu veux avoir du pouvoir, avoir plus de richesses, tu dois le payer. Par la trahison, par les homicides, par la prison. Et surtout, on te dit que ceux qui pensent que les choses peuvent changer, qui croient dans une juste distribution des richesses…

FF : …ces grands naïfs !

RS : Exactement, ou bien ce sont des gens très riches qui peuvent faire comme ils veulent, ou alors ce sont des personnes tristes et incapables de prendre ce qu’ils désirent.

FF : En gros le monde vrai, c’est celui-là.

RS : Ils t’enseignent ces règles : tu veux une chose, tu vas la prendre. Crime ou pas crime. Ce qui rend une chose juste ou pas, c’est l’argent. En avoir ou pas. Si tu n’en as pas, tu t’es trompé.

FF : Une critique impitoyable du capitalisme. Je voulais en cinq minutes de demander deux choses : ce qui m’a frappé c’est cette sensation diffuse d’impunité : c’est comme dans des films d’action, les méchants se déplacent avec la cocaïne, on imagine qu’ils le font en cachette, mais non : ils utilisent des sous-marins, des cargos, des flottes aériennes, des moyens loin d’être discrets ou invisibles, ce qui implique des complicités, des protections.

RS : La majeure partie de la cocaïne navigue sur de gigantesques cargos. Comme cette histoire avec Mogilevich, un puissant boss ukrainien, qui se met d’accord avec les narcotrafiquants sud-américains, et échange la cocaïne contre des armes, et leur fournit des sous-marins de l’ex-armée rouge. Des sous-marins, utilisés pour emporter la drogue aux USA. C’est un exemple. Mais dans cette histoire, ce qui est frappant, c’est de trouver immédiatement un lien avec Naples. On a d’un côté des sous-marins de l’armée rouge, qui vont aux narcotrafiquants colombiens, et tout cela ressort à Naples. Car celui qu’on appelle « Tarzan », qui négocie les sous-marins avec les Sud-Américains, tu le retrouves en train de travailler avec un boss russe qui ouvre un magasin de meubles à Naples pour détruire la concurrence des magasins de meubles napolitains. C’est ça qui m’intéresse, reconstruire les connexions…

FF : …les réseaux.

RS : Et  si le lecteur pense que c’est de l’histoire lointaine, alors j’aurai totalement échoué.

FF : C’est ce qui est surprenant, car on commence le livre en pensant que ce sont des choses lointaines, ça débute en Amérique du Sud, et au fur et à mesure, ce livre pénètre au plus profond de toi. Une dernière considération : en lisant ton livre, on en vient à penser que c’est le Mal qui fait tourner le monde. Si dans « Gomorra » on trouvait quand même une espérance, ici on se retrouve complètement désarmé face à une telle puissance criminelle.

RS : Je l’avoue dans le livre : personnellement tout cela m’a vidé, tous ces mondes. Mon espoir, c’est le lecteur.

FF : Connaître les choses.

RS : Oui. La connaissance.

FF : Ne plus pouvoir dire, « je ne savais pas ».

RS : Étudier, raconter, prendre le temps d’approfondir, changer d’idée, y revenir, prendre le temps de comprendre le quotidien, comment le monde fonctionne. J’ai confiance dans le lecteur, beaucoup plus qu’en moi-même, en mon existence ou en mes capacités. Ces histoires m’ont en quelque sorte privé de toute possibilité d’espoir. Mais j’ai une totale confiance dans la capacité du lecteur à connaître, et donc à influer sur le cours des choses.

FF : Il y a un dernier chapitre, je le dis avant qu’on se retrouve demain soir, un chapitre qui modifie complètement le rythme de la lecture, ton écriture change, ce sont des pages de littérature qui rappellent les plus grands écrits, quand on se retrouve devant le problème du Mal. Tu dis très honnêtement, très clairement, et avec un certain désespoir que tu ne t’aimes plus, que ce travail t’a changé en mal, tu te qualifies de « monstre », et tu dis qu’ »étudier les pouvoirs criminels t’enseigne à prendre la mesure, mais pas les distances, et que le risque n’est plus que tu rentres dans les histoires, mais que ce soient elles qui rentrent en toi. » Un jugement très généreux sur toi même, qui considère seulement un aspect de toi-même, nous, nous en voyons d’autres, mais qui aborde un thème gigantesque, celui de la cohabitation avec le Mal.

RS : A un moment, je cite Nietzsche : « Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi. » Être scruté par l’abîme signifie que le regard que tu portes sur le monde te transforme pour toujours, tu commences à comprendre ce qui se passe dans un pays, et que ce qui compte, ce ne sont ni les débats, ni les déclarations, et que ce qui arrive au gens en réalité nous échappe. Et tu en arrives presque à ressembler aux personnages que tu décris, à devenir méfiant comme eux, à considérer les gens seulement en fonction du pouvoir qu’ils expriment, à identifier leurs faiblesses. Tu commences à raisonner comme eux, et cela mène à une solitude terrible.

FF : Pourquoi « 000″ ?

RS : C’est le nom de la farine la plus pure, la plus blanche, celle pour les gâteaux. La farine avec laquelle ont fait la pâte, et pour moi, la pâte du monde se fait aussi avec la farine « 000″, la cocaïne.

FF : Ce livre « 000″, tu le dédies aux carabiniers avec lesquels tu as passé plus de 38 000 heures de ta vie.

RS : En effet, j’ai voulu le dédier aux carabiniers, et à toutes ces années sous escorte, en rêvant, comme tous ceux dans la même situation que moi en Italie, que la démocratie de notre pays puisse un jour nous redonner la liberté. Elle nous protège, au nom de la liberté de la presse, mais que cette protection puisse advenir sans gardes armés. Et pour m’encourager, j’ai mis au début du livre une phrase merveilleuse de Blaga Dimitrova, une poète qui m’a donné mon courage, celui de continuer à me rouler dans cette boue : « qu’aucune peur ne me baillonne, une fois piétinée, l’herbe devient un sentier ».

FF : Merci Roberto. « 000″, aux Éditions Feltrinelli, le nouveau livre de Roberto Saviano qui revient à l’antenne demain soir.

Source: Il Fatto Quotidiano.fr via Le Blog Laïque des Champs

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