Article d’Arélien Beleau paru dans Rage Mag
Ragemag s’est entretenu avec Paul Jorion, anthropologue et sociologue belge, qui revient avec nous sur la crise économique et ses conséquences actuelles et à venir. D’après lui, « l’économie est une chose trop sérieuse pour être attribuée aux seuls économistes ». Son analyse mêlant à la fois les dimensions économiques, sociologiques et anthropologiques, n’est pas dénuée d’intérêt dans la nullité du débat actuel sur l’avenir du capitalisme. Dans cet entretien, il établit une féroce critique de la « science économique » et de ses prévisions à-côté-de-la-plaque.
La crise actuelle semble bien plus grave que celle de 1929. Pensez-vous que le pire est déjà derrière nous ou bien qu’il faille s’attendre à une nouvelle crise dans quelques années ?
L’épisode suivant de la crise est déjà là : nous sommes en son sein-même, c’est une crise politique à propos de l’évasion fiscale des nantis. À moins d’un sursaut inespéré, le pire est encore devant nous.
En 2004, on peut dire que vous aviez prévu la crise des subprimes en décrivant un système américain à l’agonie artificiellement soutenu par le crédit public et privé. Pourtant, depuis le début de la crise, les États-Unis semblent continuer sur le même cap. À quel moment le navire américain se mettra-t-il à couler et à engloutir toute l’économie mondiale avec lui ?
C’est à nous de l’empêcher en recréant un nouvel ordre monétaire mondial. Vu le poids géopolitique que les États-Unis continuent de représenter, c’est à nous tous, les autres nations, de leur imposer une autre approche que celle qui s’est formée spontanément sur les ruines de l’ordre créé en 1944 à Bretton Woods lorsque celui-ci a été dénoncé unilatéralement par Nixon en 1971.
Pensez-vous que cet appétit pour le crédit soit une manière de pallier la stagnation des salaires aux États-Unis, en sachant que la consommation est l’un des moteurs de la croissance américaine ?
Oui bien entendu, mais on ne peut pas remplacer indéfiniment des salaires insuffisants par des crédits qui ne sont jamais que des hypothèques sur de futurs salaires insuffisants.
Que répondez-vous à ceux qui affirment que la libéralisation des marchés financiers a bénéficié à tous en permettant de créer de la richesse supplémentaire ?
Qu’il faudrait qu’ils apportent la preuve de leur assertion ! Bien d’autres systèmes économiques dans l’Histoire ont su comment créer de la richesse supplémentaire : celle-ci nous est offerte essentiellement par la générosité de notre planète envers nous : il n’y a qu’à se baisser !
Je doute personnellement que ceux qui affirment ça aient véritablement le culot de prétendre que « la libéralisation des marchés financiers a bénéficié à tous » : c’est là que le bât blesse principalement en ce qui les concerne.
Il était assez étonnant de voir la capacité des indices boursiers à se relever de la crise des subprimes, tandis que les économies s’enfonçaient davantage dans la récession. Comment expliquer cette déconnexion entre l’économie financière et l’économie réelle ?
Des faits convergents suggèrent que le gouvernement américain a manipulé activement les marchés boursiers à la hausse pour tenter de compenser les pertes que les ménages avaient essuyées sur le marché immobilier. La bulle actuelle sur les marchés boursiers (appréciation des cours en dépit d’une accumulation de mauvaises nouvelles) ne peut s’expliquer que par un déplacement des capitaux des marchés les plus spéculatifs, en proie à la panique, vers les marchés boursiers.
Après la crise de 1929, l’État s’est immiscé dans l’économie pour mieux la contrôler. L’existence de banques publiques, de taux d’intérêt faibles et l’imposition des très hauts revenus ont permis d’ « euthanasier » le rentier sans mettre en péril la bonne santé de l’économie. Pensez-vous qu’il serait souhaitable d’en revenir à une telle organisation de l’économie ?
Oui ! On a perdu le sens aujourd’hui de ce que Keynes entendait par « euthanasie du rentier » : on feint de croire qu’il y a là une référence à une politique d’inflation délibérée or il n’en est rien ! L’« euthanasie du rentier » chez Keynes est la voie d’une transition au socialisme. Pour lui, le versement d’intérêts est destructeur du tissu social en ce qu’il constitue ce que j’ai l’habitude d’appeler une « machine à concentrer la richesse » : un mécanisme qui répartit le patrimoine de manière de plus en plus hétérogène, débouchant sur une population qui, dans sa grande masse, est privée d’un réel pouvoir d’achat et où une toute petite minorité concentre une somme immense de capitaux sans autre débouché pour ceux-ci que la spéculation, laquelle parasite l’économie réelle et fausse le mécanisme de la formation des prix, pénalisant les consommateurs quand les prix spéculatifs sont à la hausse et les producteurs quand ils sont à la baisse. Lorsque le patrimoine sera distribué de manière homogène et donc équilibrée, affirme Keynes, le capital cessera d’être rare, les taux d’intérêt n’intégreront plus que, d’une part, « le prix de la liquidité », c’est-à-dire la valeur du « deux tu l’auras », par rapport à celle du « un tien » et, d’autre part, une faible prime de risque ; le rentier aura de cette manière été « euthanasié ».
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