L’ensemble pénitentiaire US s’est lentement transformé, depuis le début des années 1970, en un Prison Industrial Complex (PIC) qui s’avère être une des plus étonnantes trouvailles du Système dans la recherche d’une activité à la fois industrielle et génocidaire, – faisant passer au second plan les problématiques de la justice et de la délinquance qui, d’ordinaire, définissent la question des prisons. L’établissement du PIC est en général daté de 1973, avec une loi de l’Etat de New York passée par le gouverneur Nelson Rockefeller rendant passible de prison tout détenteur et utilisateur de drogue. Depuis, les peines pour ces délits, jusqu’aux plus ridiculement mineurs, n’ont cessé de s’alourdir, mettant en évidence la participation active à l’entreprise du système législatif et du système judiciaire US.
L’analyste politique et photographe Nile Bowie, collaborateur de Russia Today, publie ce 23 avril 2013 un article sur «[A] Moral monstruosity : America’s for profit Gulag system» Il y décrit les conditions de développement, de fonctionnement et d’existence du PIC, dont la population a augmenté de 772% entre 1970 et 2009, et dont la part du privé a été multiplié par 17 durant les deux dernières décades.
Le PIC est effectivement devenu une part intégrante du Système, notamment dans sa division économique, comme un effet presque naturel et évident de la doctrine capitaliste développée dans les conditions du Système.
Actuellement, la population carcérale aux USA approche les 25% de la population carcérale mondiale, alors que la population US se situe entre 4% et 5% de la population mondiale. (D’une façon qu’on devrait juger assez significative de l’implication du système capitaliste, et dans tous les cas certainement symbolique, ce rapport 4%/5% versus “près de 25%” est également celui du pourcentage de la population US par rapport au pourcentage d’émission de CO2 pour l’activité industrielle par les USA.)
Source Wikipédia, graphique ajouté par nous
L’emploi du terme Goulag (ou GOULAG, puisqu’il s’agit d’un acronyme russe) pour qualifier le système pénitentiaire US apparaît en général assez délicat ; pourtant, la description du PIC tel qu’il est aujourd’hui écarte les dernières réticences : il s’agit bien d’un système de Goulag, puisque son opérationnalité permet l’usage d’une main d’œuvre à si bon marché qu’on peut la considérer comme quasiment gratuite, tandis qu’elle neutralise et élimine des catégories très précises d’individus dont le Système se méfie.
Ainsi, dans ces quelques décennies, la population carcérale est de plus en plus alimentée par trois grands courants sociaux et ethniques, la population dépendante de la drogue sous tous ses aspects, jusqu’aux cas les plus mineurs, la population des immigrants clandestins capturés essentiellement à la frontière entre les USA et le Mexique et la population des minorités ethniques, essentiellement les Africains Américains. (Bien entendu, les diverses catégories de “déviants” du Système, comme les “prisonniers politiques” sous la forme de contestataires divers, sont inclus dans ces courants.)
L’auteur compare le système actuel des prisons au système de prisons, également privées, qui fut mis en place aux USA après l’abolition de l’esclavage, de la Guerre de Sécession jusqu’au début du XXème siècle, et d’ailleurs nullement cantonné à une seule région du pays, pour regrouper des populations fournissant de la main d’œuvre à bon marché, sinon à coût quasiment nul, pour le travail traditionnel de cueillette de coton, mais aussi pour les travaux d’infrastructure de modernisation (routes, chemins de fer, etc.). Ce système est ainsi reproduit aujourd’hui, avec la privatisation maximale, les “travailleurs-esclaves” recevant des sommes ridicules sinon symboliques et les entreprises privées gérant les prisons (il y en a trois principalement, CCA, GEO Group, Cornell) sous-traitant des travaux divers pour l’extérieur. Ce système rassemble tous les attributs habituels du capitalisme américaniste, notamment une organisation de corruption maximale du monde politique avec une organisation très puissante de lobbying, pour obtenir certaines lois favorisant les activités rentables du complexe, aussi bien que des lois qui favorisent directement (sévérité des peines) et indirectement le “recrutement” des populations carcérales. Dans ce dernier cas, par exemple, les lobbies du complexe luttent avec acharnement contre la dépénalisation de la marijuana, la consommation de cette drogue mineure fournissant un nombre appréciable de “travailleurs-esclaves”.
Dans tous les cas envisagés, les peines sont extrêmement lourdes, de façon à obtenir une stabilité de “la main d’œuvre”. Les prisonniers vivent dans des conditions de plus en plus dégradées, parfois dans des conditions stupéfiantes de promiscuité dans des immenses hangars organisés en dortoir, puisque les entreprises privées ne cessent de restreindre les budgets d’entretien et les interventions publiques sont restreints à cause de la crise.
Bien entendu, tout cela se passe dans un climat de contrainte et de violence internes constant, qui favorise indirectement la soumission des prisonniers. Lorsqu’ils sont libérés, puisque la chose arrivent, les prisonniers sont le plus souvent privés de leurs droits civiques et d’accès aux services sociaux et au marché du travail, ce qui fait que le complexe espère les récupérer rapidement sous la forme de l’un ou l’autre délit de survie aussitôt transformé en une peine de prison maximale (récidive). Ainsi le système est-il complet, avec comme premier incitatif le profit. Enfin, toutes ces conditions excluent toute vie sociale et familiale des détenus ; elles suscitent une dégradation rapide de leur état de santé au sens le plus large avec des soins médicaux réduits au minimum, si bien qu’on peut considérer qu’il s’agit également d’une entreprise d’élimination “douce” (!) de type génocidaire, portant sur des populations dont le Système en général ne veut pas. Le circuit est ainsi bouclé et le capitalisme, parvenant à son essence la plus intime, rejoint complètement les caractères généraux du Goulag stalinien.
Voici un extrait important du texte de Nile Bowie, de ce 23 avril 2013, dont l’intérêt est de développer la description des conditions de l’action du complexe pour assurer sa position de puissance au sein du Système, notamment dans le monde politique US.
[...]
Ce qui est remarquable dans la description du complexe, c’est la façon structurelle décrite d’une organisation systématique, très rentabilisée, très bien contrôlée, qui dépasse très largement en efficacité et en rentabilité le système stalinien (Goulag).
On rejoint alors des considérations beaucoup plus larges, qui doivent alimenter la réflexion sur la nature profonde d’un Système qui génère, presque naturellement, presque de lui-même, de tels ensembles dont les moyens de fonctionnement sont l’esclavagisme (dans des conditions pires que l’esclavage originel), la déshumanisation et la destruction psychologique, l’extermination organisée, “collectivisée” d’une façon rampante et indirecte. Grâce aux conditions de communication du Système, ces ensembles ont la caractéristique d’être présentées et perçues (supériorité indiscutable sur les dictatures d’extermination) comme de bien public et de participation efficace à la protection normale de la loi et de l’ordre démocratiques. L’effet de ces phénomènes rejoint la production naturelle du Système comme élément représentant le “pire de tous les maux”, ou le Mal parvenu à un état de fonctionnement maximal et exclusif ; il s’agit de la production maximale de déstructuration, de dissolution et d’entropisation, dans ce cas de la société et de populations diverses.
Il faut noter que certains auteurs ont également rapproché le fonctionnement du système nazi gérant, organisant et développant le système d’extermination (Holocauste), de la référence du capitalisme américaniste (pour nous, produit du Système), avec sa branche bureaucratique et sa branche de productivité et de rentabilité. Ainsi en ont-ils fait un produit direct de la modernité, ce qui correspond assez justement au jugement naturel qui nous vient sous la plume.
Le 7 décembre 2005, parlant alors du seul système de prisonniers de la CIA dans la Guerre contre la Terreur, nous écrivions ceci, qui citait un de ces principaux auteurs, le professeur Richard L. Rubenstein :
«Pour ce qui concerne le système nazi, qui présente un autre cas, il faut lire La perfidie de l’Histoire, de Richard L. Rubenstein (né en 1924, professeur d’histoire et de philosophie des religions à l’université de Bridgeport, dans le Connecticut). Ce livre, publié en 2005 (éditions Le Cerf), comprend le texte original de Rubenstein, datant de 1975 (avec un ajout de circonstances, datant de 2004, traitant du terrorisme islamique). L’originalité de l’approche de Rubenstein est qu’il fait porter l’essentiel de la responsabilité de l’Holocauste dans son ampleur et dans la réalisation de son aspect systématique non sur l’idéologie, qui est l’élément déclencheur, mais sur la bureaucratisation et les méthodes industrielles modernes de gestion et de production. C’est introduire comme principal accusé de l’ampleur et de la substance du crime les méthodes et les contraintes modernistes au travers de l’expansion et de la gestion industrielles, et de la bureaucratisation systémique.
»La caractéristique finale est un montage systémique s’apparentant moins à un complot qu’à l’évolution “naturelle” (c’est-à-dire logique dans ce cas, de la logique interne du système) d’un système de conception moderniste à la fois de cloisonnement et de dilution de la perception des responsabilités. L’effet mécanique du montage est de cacher l’ampleur et le motif du crime aux exécutants, et d’assurer son efficacité complète sans prendre le risque de l’illégalité qui constitue une transgression des lois difficilement supportable pour un esprit conformiste (la bureaucratie implique un complet conformisme de l’esprit ; — il faut donc ménager leur conformisme). Rubenstein observe qu’à cause de diverses dispositions et situations, l’Holocauste ne peut être tenu pour “illégal” selon les lois allemandes en vigueur à l’époque. Rubenstein laisse clairement voir qu’il considère la bureaucratisation de la puissance américaine comme une évolution de même substance que les structures qui permirent l’Holocauste…»
Source: deDefensa.org
POUR ALLER PLUS LOIN
1) The Economic Collapse a publié début mars un très bon article sur les effets de la privatisation du système pénitentiaire américain dont le premier est bien entendu le fait que plus il y a de prisonniers, plus la société gestionnaire de l’établissement pénitentiaire gagne de l’argent, ce qui est bien sûr très loin du concept de justice.
Le lobbying de ces sociétés auprès des décideurs américains est effarant: trois des plus grandes sociétés de prisons privées ont ainsi dépensé 45 millions de dollars en lobbying et en contributions de campagne au cours de la dernière décennie.
L’article rapporte également des chiffres absolument édifiants: entre 1990 et 2009, le nombre d’Américains dans les prisons privées a augmenté d’environ 1,600 pour cent . Aujourd’hui, les entreprises de prisons privées exploitent plus de 50 pour cent des «établissements correctionnels pour jeunes» .
Dans l’ensemble, la population carcérale américaine a plus que quadruplé entre 1980 et 2007.
Les abus dont les prisonniers font l’objet et le souci diminuer leur coût est également dénoncé: il est ainsi rapporté que lorsque des contrôleurs ont visité une prison privée au Texas, ils « ont eu tellement de matières fécales sur leurs chaussures, ils ont dû essuyer leurs pieds sur l’herbe à l’extérieur. Une entreprise de prison privée facture 5,00 $ la minute pour passer des appels téléphoniques, mais paye seulement 1,00 $ par jour les prisonniers pour aller travailler …
Les prisons privées ont constaté que l’exploitation de leurs détenus comme main-d’œuvre esclave peut être extrêmement rentable. Aujourd’hui, les prisons privées volent des emplois de travailleurs américains ordinaires dans une foule d’industries.Ce qui suit est tiré d’un article par Vicky Pelaez …
« Les Sociétés privées chargées des prisons sont devenues de véritables entreprises commerciales rentables en raison de la gratuité de la main d’oeuvre. Selon le Left Business Observer, l’industrie de la prison privée produit 100% de tous les casques militaires, des ceintures de munitions, gilets pare-balles, des étiquettes d’identification, chemises, pantalons, des tentes, des sacs, et des cantines. En plus du matériel de guerre, les travailleurs de la prison fournissent 98% de l’ensemble du marché des services d’assemblage de l’équipement, 93% des peintures et des pinceaux; 92% de l’ensemble des réchauds; 46% de l’armure de corps, 36% des appareils électroménagers; 30% d’écouteurs / microphones / enceintes et 21% du mobilier de bureau. Les pièces d’avion, des fournitures médicales, et bien plus encore: les prisonniers dressent des chiens d’aveugles pour les aveugles. »
37 Etats ont légalisé le travail pénitentiaire par des sociétés privées qui montent leurs opérations dans les prisons d’Etat. La liste de ces entreprises contient la crème de la société des entreprises américaines: IBM, Boeing, Motorola, Microsoft, AT & T, Wireless, Texas Instrument, Dell, Compaq, Honeywell, Hewlett-Packard, Nortel, Lucent Technologies, 3Com, Intel, Northern Telecom, TWA, Nordstrom, Revlon, Macy, Pierre Cardin, Target Stores, et beaucoup plus. Toutes ces entreprises sont enthousiasmés par le boom économique du travail pénitentiaire. Juste entre 1980 et 1994, les bénéfices des prisons sont passés de 392 millions de dollars à 1,31 milliards de dollars. Les détenus des pénitenciers d’État reçoivent généralement un salaire minimum pour leur travail, mais pas tous, dans le Colorado, ils obtiennent environ 2 $ par heure, bien en dessous du minimum. Et dans les prisons de gestion privée, ils ne reçoivent que 17 cents par heure pour un maximum de six heures par jour, l’équivalent de 20 $ par mois. La prison privée la mieux rémunérée est CCA dans le Tennessee, où les détenus reçoivent 50 cents l’heure pour ce qu’ils appellent « des postes hautement qualifiés. » A ces taux, il n’est pas surprenant que les détenus trouvent la rémunération dans les prisons fédérales très généreuse. Là, ils peuvent gagner de 1,25 $ l’heure et travailler huit heures par jour, et parfois des heures supplémentaires. Ils peuvent envoyer à la maison entre 200 $ – 300 $ par mois.
2) Nous vous invitons fortement à visionner « Prison Valley », un excellent webdocumentaire de 59 min Philippe Brault & David Dufresne, produit par Arte et primé à de multiples occasions qui nous entraîne dans l’industrie de la prison dans une ville du Colorado. « Un coin reculé de 36.000 âmes et 13 prisons, dont «Supermax», la nouvelle Alcatraz américaine. Une ville-prison où même ceux qui vivent dehors vivent dedans. Une plongée dans ce qui pourrait bien être le monde futur. »
Visionner Prison Valley - Visiter Le blog Prison Valley
3) Données Wikipédia; en janvier 2011, environ 2,3 millions de personnes étaient incarcérées, soit environ 0,9 % de la population adulte (238 millions). Dans les années 2000, le pays avait le taux d’incarcération le plus élevé du monde ; en valeur absolue, il comptait aussi plus de prisonniers que la Chine (environ 1,5 million de détenus) ou que la Russie (environ 760 000). Le gouvernement fédéral des États-Unis a aussi innové en passant des contrats avec des entreprises, telle la Corrections Corporation of America, pour construire et gérer certaines prisons (ainsi que des centres de détention).