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Knut Hamsun, La faim

Par Eric Bonnargent
Serrer les dents
Romain Verger

Knut Hamsun, La faim

© Roland Buraud

La faim : un récit dont la singularité fut saluée en leur temps par Gide, Breton et Mirbeau. Le premier y voyant davantage l’analyse d’un "cas clinique" qu’un roman à proprement parler ; le second reconnaissant à ce texte un talent d’observation des hallucinations induites par l’inanition physique. Un cas de folie propre à susciter la curiosité surréaliste.
 
On y suit pas à pas la déchéance du héros et narrateur, un journaliste qui ne parvient plus à vendre ses articles jugés "inactuels" ou "trop fiévreux". Ne pouvant plus s’acquitter de son loyer, il erre dans les rues de Christiana (l’actuelle Oslo), réduit au plus grand dénuement, préférant par orgueil "jeûner à en perdre figure humaine" plutôt que de s’abaisser à la mendicité.
 
Ce roman s’inscrit dans la lignée d’Un artiste de la faim de Kafka ou d’A vau-l’eau de Huysmans pour ne citer qu’eux, des récits qui explorent chacun à leur manière la problématique alimentaire, révélatrice de notre rapport au corps et au monde, à la matière et à la métaphysique. Cette œuvre de l’écrivain norvégien Knut Hamsun décrit tous les symptômes cliniques de l’anorexie sans pour autant relever d’un tel cas pathologique ; à première vue du moins puisque le jeûne est ici subi. Chez ce personnage, aucune volonté explicite d’arrêter de s’alimenter pour rétablir un schéma corporel déficient, pour expérimenter les limites humaines ou tenter quelque aventure spirituelle par la mortification de son propre corps. Non, cet homme n’a même qu’une obsession, qui le tenaille de la première à la dernière page : manger. Et ce, quitte à mettre ses derniers biens aux enchères et vendre ses derniers boutons. Pour tuer la faim, il n’hésite pas à mâcher des copeaux, mâchonner des cailloux, à rogner des os ou à se mordre les doigts jusqu’au sang.
 Mais cette épreuve imposée ne tarde pas à devenir un abîme séduisant, un vertige consenti, voire inconsciemment recherché qui offre à l’homme l’occasion de mettre sa résistance et sa moralité à l’épreuve. Aussi, le narrateur tire de cette faim une étrange jubilation car il endure en martyre, il tient bon sans se compromettre, sans voler, sans tromper, refusant les aides qu’on lui tend, au-delà de toute raison. C’est un personnage orgueilleux, épris d’absolu et qui, par l’abstinence, aspire à avoir "la tête claire et vide", "une tête de lumière éternelle". Sans doute n’est-ce pas un hasard s’il projette d’écrire un drame moyenâgeux d’inspiration chrétienne : Le Signe de la croix.
 Cette épreuve est de celles qui tranforment les hommes en dieux, qui changent la faiblesse en toute puissance, en omnipotence. Dans ses délires, le narrateur affamé invente des mots et en jubile comme s’il réinventait le monde en démiurge : "c’est moi qui ai trouvé le mot, j’ai donc le droit absolu de décider ce qu’il doit signifier". Et c’est à partir de là peut-être, dans cette expérience où se mêle douleur et jouissance, où chaque moment de torture est sublimé en un plaisir plus grand que s’ouvre la spirale enivrante et mortifère de l’anorexie.
 Malgré l’envie, l’abstinence affecte la tolérance du corps, engendrant dégoût et répugnance pour tout ce qui a trait à la nourriture. Les odeurs de cuisine notamment le poursuivent où qu’il aille, jusqu’à ce quai du port où s’est installée une marchande de gâteaux : "elle emplit tout le quai d’une odeur de manger ; pouah ! ouvrez les fenêtres". Le monde devient pour lui la sphère de l’abject, un marais nauséeux où l’on s’écœure de sa propre salive, où la moindre bouchée avalée est vomie, un monde dont on ne peut, dont on ne veut rien garder. 
La narration à la première personne nous fait partager les tourments organiques et psychiques du personnage. L’observation est des plus précises qui soient, comme si l’auteur connaissait les affres de l’inanition, ayant été confié à l’âge de quatre ans à son oncle pasteur : "Il m’affama et me tyrannisa... J’appris à serrer les dents et à me durcir." Chaque jour, chaque nuit est rythmée par des poussées euphoriques, des sensations de vacuité irradiante, de dématérialisation extatique :  
"Je me sentais délicieusement vide, sans contact avec ce qui m’entourait, et heureux de n’être vu de personne. J’étendis les jambes sur le banc et me renversai en arrière ; ainsi je pouvais sentir tout le bien-être du détachement. Il n’y avait pas un nuage dans mon âme, pas une sensation de malaise, et aussi loin que pouvait aller ma pensée, je n’avais pas une envie, pas un désir insatisfait. J’étais étendu les yeux ouverts, dans un état singulier ! j’étais absent de moi-même, et je me sentais délicieusement loin." 

Un bien-être qui vire souvent au délire et à son cortège d’hallucinations : ses souliers s’animent, des biscottes se changent en steak, un petit trou dans le mur d’une cellule devient un motif de paranoïa aiguë. L’ivresse ne dure jamais, rattrapée par la faim carnassière et son lot de manifestations dysphoriques : insomnies, maux de tête ou de ventre (les boyaux se nouent comme des racines), vomissements, vertiges, froid intérieur et perte des cheveux... Les phases de dépression, de pleurs incontrôlés succèdent aux crises de rire irrépressibles.
 
Étrange roman que ce soliloque d’un halluciné raisonnant qui ne choisit jamais de se sauver, ni ne se condamne totalement.
Article initialement publié sur mon site personnel, le 21 juillet 2007.
Knut Hamsun, La faim, 1890.

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