Article de Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques
L’austérité généralisée en Europe, promue par une Allemagne en situation de leadership incontesté, est suicidaire pour la cohésion sociale européenne. La France doit tirer le signal d’alarme avant qu’il ne soit trop tard.
L’affaire Cahuzac a relancé le débat sur la politique d’austérité que celui-ci incarnait depuis mai dernier. Il faut dire que le caractère contreproductif de ces politiques, menées partout en même temps dans la zone euro, ne fait – malheureusement – guère de doute. Pourtant le gouvernement allemand, qui dispose aujourd’hui d’un leadership incontesté en Europe, n’en démord pas.
Une situation à proprement parler tragique : l’attitude des dirigeants allemand et de l’opinion publique (qui les soutient largement sur ce terrain) est compréhensible mais elle est aussi suicidaire pour l’Europe et en réalité contraire aux intérêts des Allemands eux-mêmes. La France doit tirer le signal d’alarme avant qu’il ne soit trop tard…
L’effet Schröder : une erreur de diagnostic
L’Allemagne s’en sort aujourd’hui indéniablement moins mal que les autres pays européens dans la crise. Les Allemands eux-mêmes comme la plupart des autres européens sont persuadés que ce succès relatif est dû aux réformes menées par le chancelier Gerhard Schröder au début des années 2000. Il s’agit cependant d’une erreur d’analyse. En sept années de gouvernement, le chancelier social-démocrate avait surtout fait de notre voisin un pays qui compte désormais plus de pauvres et davantage d’inégalités que la France, fragilisant la cohésion sociale du pays, point fort traditionnel de l’économie allemande.
Il a aussi dégradé significativement les infrastructures collectives, matérielles et immatérielles, de l’Allemagne du fait d’une pression excessive sur les dépenses publiques. Ce qui ne l’avait pas empêché cependant d’ajouter 390 milliards d’euros à la dette publique du pays à cause de la forte baisse des impôts sur les plus riches et les entreprises mise en œuvre parallèlement et de la stagnation de l’activité que sa politique avait entraînée. Ce n’est certes pas tout à fait autant que Nicolas Sarkozy pour la France, mais tous deux jouaient dans la même catégorie sur ce plan.
Le rebond allemand a d’autres causes
En réalité, c’est plutôt malgré Schröder que grâce à lui que l’Allemagne s’en sort moins mal que les autres aujourd’hui.
Tout d’abord, le « chancelier des patrons », comme on l’appelait outre Rhin, n’avait heureusement pas eu le temps de remettre en cause la codétermination qui donne des pouvoirs considérables aux représentants des salariés dans les entreprises et explique pour une bonne part que l’industrie allemande adopte des stratégies de long terme car ses dirigeants sont moins soumis que les autres à la pression court-termiste des actionnaires.
La relative bonne santé de l’économie allemande est liée ensuite à la démographie déprimée qui a permis à nos voisins d’économiser beaucoup de dépenses publiques et privées et leur a évité de connaître la moindre bulle immobilière, facilitant ainsi une évolution modérée des salaires. L’intégration des pays d’Europe centrale et orientale dans l’Union européenne a doté aussi l’Allemagne d’un Hinterland à bas coût, qui lui a permis d’améliorer sensiblement la compétitivité-coût de son industrie.
L’industrie allemande a bénéficié enfin de sa spécialisation traditionnelle – très antérieure à Gerhard Schröder – dans les biens d’équipements et les automobiles haut de gamme quand la demande des pays émergents pour ce type de produits a explosé dans les années 2000. Depuis 2009, l’économie allemande bénéficie en outre d’un niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt du fait de la crise de la zone euro tandis que de la baisse sensible de l’euro face au dollar entraînée par cette même crise a beaucoup favorisé ses exportations hors zone euro.
Le Schröderisme généralisé est mortel pour l’Europe
Malheureusement les Allemands, qui ont beaucoup souffert de la politique menée par Gerhard Schröder, s’imaginent à tort que c’est grâce à elle qu’ils s’en sortent moins mal que les autres aujourd’hui. Et, logiquement, ils considèrent que ces autres doivent à leur tour subir les saignées des Diafoirius de l’austérité généralisée s’ils veulent bénéficier de l’aide européenne. Une attitude certes psychologiquement compréhensible mais parfaitement suicidaire pour l’Europe : la politique de Gerhard Schröder n’avait pas eu de conséquence plus négative encore pour l’Allemagne et pour l’Europe, uniquement parce que nos voisins étaient seuls à la mener à l’époque, pendant qu’Espagnols, Portugais, Grecs… s’endettaient pour acheter des produits allemands. Comme on le constate actuellement, le schröderisme généralisé aboutit nécessairement à la récession et à l’explosion du chômage : on a atteint en février dernier les 20 millions de chômeurs dans la zone euro. Et avec la récession et le chômage montent inévitablement les tensions nationalistes et xénophobes entraînant le risque d’une désintégration de l’euro et de l’Europe. Et cela à un terme sans doute moins éloigné qu’on l’imagine souvent.
La politique allemande va ruiner les Allemands
Le plus stupide dans cette affaire, c’est que cette politique est aussi parfaitement contradictoire avec son objectif principal affiché - le désendettement public – ainsi qu’avec les intérêts réels de l’Allemagne et des Allemands. Malgré les 100 milliards d’euros de dettes annulées l’an dernier, la dette grecque pèse 175 % du PIB grec aujourd’hui contre 107 % en 2007 car personne ne peut se désendetter en période de récession… Cet effet, limité jusque-là en France a commencé à y devenir sensible : en 2012 le sévère tour de vis budgétaire lancé par Nicolas Sarkozy et renforcé par François Hollande a tellement fait chuter l’activité en fin d’année, que le déficit public s’est au final à peine réduit, passant de 5,2 % du PIB en 2011 à 4,8 % l’an dernier. Et 2013 s’annonce encore pire pour l’instant : sur janvier et février, le déficit public français est supérieur à ce qu’il était en 2012 du fait de la profonde récession où se trouve plongée l’économie hexagonale… Une telle politique est aussi parfaitement contradictoire avec les intérêts réels des Allemands eux-mêmes. Du fait des excédents extérieurs très importants du pays, l’épargne abondante des Allemands n’est pas, pour une grande part, investie en Allemagne même, mais dans le reste de l’Europe. En poussant l’Europe dans la récession, les dirigeants de Berlin risquent surtout d’aboutir à ce que les épargnants allemands ne retrouvent jamais leurs billes car au final, il n’y aura plus d’autres solutions que d’annuler les dettes des pays en crise. Et pour la troisième fois en un siècle les épargnants allemands auront perdu leurs économies…
Il y a urgence
C’est – paradoxalement – un Allemand qui a le mieux décrit l’absurdité de ce qui est en train de se produire sous nos yeux. Il s’agit de Joschka Fischer, l’ancien ministre vert des Affaires étrangères allemand. « Il serait à la fois tragique et ironique que l’Allemagne réunifiée provoque pour la troisième fois, par des moyens pacifiques cette fois et avec les meilleures intentions du monde, la ruine de l’ordre européen », écrivait-il en mai dernier[1]]]. Malheureusement, nul n’est prophète en son pays. L’amitié franco-allemande ne peut pas consister à laisser un tel gâchis se poursuivre sans réagir. Il est de la responsabilité de chacun(e) de ceux qui sont attachés au projet européen, de chacun(e) des ami(e)s véritables de l’Allemagne de tirer le signal d’alarme pour amener le peuple et les dirigeants allemands à ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard. Et il y a manifestement urgence…
Par Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques et auteur de « Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes », éditions du Seuil.
Source: Alternatives Economiques