Des diables dans le bénitier

Publié le 27 mars 2013 par Jlhuss

Au début des années 70 un éditeur nommé Tchou lança une collection de « Guides noirs ». Il y eut ainsi un guide de la France mystérieuse, un guide de la Mer mystérieuse et, bien sûr, un guide de la Bourgogne et du Lyonnais mystérieux (Lyon est à la Bourgogne ce que Singapour est à la Malaisie, Hong Kong à la Chine et New York aux USA). A la rubrique Auxerre, on trouve l’histoire de Cantianille et de l’abbé Thorey qui, à la fin du Second Empire, agita ma ville.

Quand l’affaire débuta, l’abbé Thorey avait un peu moins de trente ans et il était vicaire du curé de la cathédrale Saint Etienne. Cantianille était une de ses pénitentes. Quadragénaire, elle dirigeait une pension de jeunes filles et menait une vie à la fois dévote et tranquille. Mais cette banalité était trompeuse. Qu’on en juge. Au fil de ses confessions, la maîtresse de pension révéla au vicaire que, depuis l’enfance, elle était en communication permanente avec la Sainte Vierge. Cette relation privilégiée avait enragé Lucifer. Il entreprit de corrompre la jeune fille et il y était parvenu en utilisant les services d’un prêtre débauché. Celui-ci, après l’avoir séduite, l’avait présentée au Démon en personne. Dans un premier temps, le Diable avait prétendu se nommer Albert, mais son nom véritable était Ossian. Il l’avait révélé en présentant à la malheureuse un pacte par lequel elle renonçait au Ciel et à Dieu. Malgré les remontrances de la Vierge, Cantianille le signa. A partir de ce jour, sa vie bascula. Paisible institutrice aux yeux du monde, elle participait, dès qu’elle en avait l’occasion, à des sabbats où  l’impiété et à la lubricité des démons se donnaient libre cours. Pour mieux assurer leur emprise, ceux-ci lui faisaient signer régulièrement de nouveaux pactes, quarante neuf en tout. N’hésitant pas à utiliser les techniques modernes, ils y ajoutèrent trente photographies montrant la possédée en compagnie de divers membres de l’armée infernale. Cependant, Marie n’abandonnait pas sa protégée. Au cours d’une vision, elle lui montra un enfant qui devait la délivrer de l’esclavage satanique et ce sauveur n’était autre que le futur abbé Thorey.
Cette révélation, décida le vicaire à passer à l’action. Son devoir était clair : arracher à l’Enfer l’âme dont il s’était provisoirement emparé et, pour cela, exorciser Cantianille. Il demanda et obtint de ses supérieurs les pouvoirs nécessaires et, après s’être adjoint les services d’un prédicateur de passage à Auxerre, il entreprit de chasser les démons du corps de sa pénitente. Commencés après Pâques 1865, les exorcismes se poursuivirent jusqu’au mois de juillet de la même année. Les esprits impurs ne se laissèrent pas expulser sans résistance.  Leur prisonnière hurlait, se débattait, et s’en prenait aux deux prêtres dont elle tirait les cheveux jusqu’à les arracher et à briser le fauteuil de l’abbé Thorey. Pour se défendre, ceux-ci eurent recours  à la force. Ils usèrent du fouet pour mater les anges rebelles, mais la violence ne cessant d’augmenter, ils durent, au début de chaque séance, attacher leur patiente sur un matelas avec des sangles. Finalement leurs efforts furent couronnés de succès puisque les quarante neuf pactes leur furent restitués. Ils les brûlèrent avec les trente photographies récupérées, moyennant cinquante coups de discipline par cliché.

L’histoire ne s’arrête pas là. Délivré de sa possession diabolique, le corps de Cantianille accueillit des hôtes beaucoup plus recommandables qui, par son entremise vinrent s’entretenir avec l’abbé Thorey. C’est ainsi que le vicaire eut des conversations avec Dieu le père, Jésus, le Saint Esprit, la Sainte Vierge, Sainte Madeleine et plus de quatre cents saints, anges et archanges. En même temps, par l’intercession de Cantianille, il obtint que des âmes soient délivrées du Purgatoire par dizaines de millions.  C’est ainsi, qu’entre autres,Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Lamennais, Mademoiselle de La Vallières, Madame de Maintenon, Charlotte Corday, Charles IX et la Du Barry virent leur temps de pénitence abrégé et entrèrent en Paradis.
Il y a toujours des mauvaises langues. Celles d’Auxerre prétendirent que loin d’avoir exorcisé Cantianille, l’abbé Thorey avait été ensorcelé par elle et qu’elle en avait fait son jouet. Sommé par l’archevêque de Sens de cesser toute relation avec sa pénitente, le vicaire refusa. Mieux, ou pire, il partit en sa compagnie pour Rome afin de s’expliquer directement avec le Pape et, par la même occasion, de lui révéler la vraie signification de l’apparition de la Salette.
Le Saint Père fit expulser exorciste et exorcisée. Ils revinrent à Auxerre où on les accueillit si mal qu’ils partirent pour Paris. L’abbé  y fit paraître, en deux tomes, sa version de l’histoire sous le titre des « Rapports de Madame Cantianille B… avec le monde surnaturel ». D’autres livres étaient annoncés :  « Vie intime de Jésus », « Vie intime de Marie », « Le Ciel et l’Enfer tels qu’ils sont » « La Bible : Explication des passages obscurs qui y sont et particulièrement de l’Apocalypse ». Ils ne virent jamais le jour et J-K Huysmans qui évoque cette histoire dans Là-bas ne dit rien de ce que sont devenus ses protagonistes.
Quant au prédicateur qui avait assisté l’abbé Thorey pendant les premières séances d’exorcisme, il cessa d’y participer dès que Cantianille se prétendit habitée par la Sainte Trinité. Il avait supplié, en vain, son confrère de ne pas se laisser abuser par de prétendues possessions divines, où lui-même ne voyait qu’une ruse supplémentaire du démon. Tout porte à croire qu’il avait raison. De Judas aux prêtres pédophiles, l’histoire de la Chrétienté montre assez que diable n’a pas eu besoin de devenir vieux pour se faire ermite.


A la suite de cette affaire, le petit peuple d’Auxerre appela l’immeuble où s’étaient déroulés les exorcismes «La maison du diable ». Cette mauvaise réputation n’empêcha pas Monsieur Rouget, professeur au lycée d’Auxerre de venir l’habiter avec sa famille. C’est là que naquit sa fille, Marie Rouget. On la connaît mieux sous son nom de poétesse : Marie Noël, ce qui a permis à l’auteur du Guide Noir de conclure son article en citant ces quatre vers, peut-être extraits des  « Chansons et des heures » :

J’ai vécu sans le savoir
Comme l’herbe pousse
Le matin, le jour et le soir
Tournaient sur la mousse.

Chambolle