C’est toujours un plaisir de venir au Jeu de Paume, surtout dans des moments calmes de la journée. J’apprécie tout particulièrement celui du mercredi midi, au cours duquel il est possible de bénéficier de la visite guidée avec l’un des conférenciers passionnés du musée. Comme à l’accoutumée, l’institution met à l’honneur un photographe qui a marqué l’histoire de la photographie (fin 19ème/ 20ème siècle), en regard avec un artiste très contemporain, dont la production est exposée au premier étage. L’espace interstitiel qui mène aux toilettes est souvent investit par un artiste qui réfléchit à une manière originale de s’intégrer dans cet espace complexe. Pour cette fois, il s’agit d’une exposition parlée, proposée par Mathieu Copeland, dont on entend l’écho depuis le rez-de-chaussée.
L’enjeu classique, Laure Albin Guillot
Laure Albin Guillot est à l’époque une personnalité institutionnelle très importante, c’est aussi la photographe la plus connue des années 1930 en France et celle qui fut le plus publiée, mais force est de constater qu’elle est tombée dans l’oubli. Sa remise à l’honneur dans cette exposition permet de prendre conscience de sa réflexion sur le statut de la photographie à une époque où la discipline évolue d’une inspiration très picturale et classique, vers une modernité portée notamment par le Bauhaus. Son idée de la photographie nous permet de nous questionner d’une part sur la nature de l’objet photographique compris comme un modèle reproductible ou plutôt comme un objet unique ; mais aussi de voir pour le photographe la possibilité d’une réinvention perpétuelle sans s’enfermer dans un traitement ou dans un sujet.
Laure Albin Guillot nait en 1978 et fait partie de la génération plutôt de la fin du 19ème siècle, comme Proust, issue de la grande bourgeoisie. Elle ne connait pas la nécessité de travailler et elle y est confrontée seulement à l’âge de 40 ans. On ne sait pas vraiment comment elle est devenue photographe, mais elle connaît beaucoup de personnalités, d’intellectuels, comme Paul Valéry. Elle tient salon et elle commence par une photographie de quartier, avec des portraits de ses amis et de ses connaissances. On y sent tout de même sa maitrise technique.
Dans celui de Madame de Noailles, cette poétesse et romancière française d’origine roumaine, première femme à obtenir la Légion d’honneur, elle parvient à la mettre à son avantage malgré sa jeunesse passée, en faisant le point sur les perles sur son épaule. Elle génère alors une sorte de flou, qui estompe aussi les traits de son nez.On sent que son référent est avant tout la peinture. Elle essaie d’ailleurs de la faire reconnaitre aux Beaux-arts. Contrairement au Studio Harcourt qui se spécialise dans un systématisme du traitement, en 1933, elle génère des formes toujours très différentes. Elle expérimente selon son cadrage, son modèle ou son tirage. C’est là d’ailleurs un des points centraux de son travail, car le tirage permet d’obtenir un rendu unique et de faire de l’objet photographique une œuvre d’art au même titre qu’un tableau. C’est donc vers le courant pictorialiste, qui génère souvent le flou au moment du tirage, qu’elle s’oriente en même temps que vers la production artistique. Cela fait oublier quelque peu la reproductibilité de l’image, en la rendant singulière.
A ce moment, il existe très peu d’agences de photos à Paris, mais il y a des artistes plutôt tournés vers le passé et le pictorialisme, et des artistes d’avant-garde qui s’intéressent à plusieurs domaines à la fois : l’architecture, le design, la photo, influencés majoritairement par le Bauhaus. Paris est alors un carrefour culturel. A la question du statut de la photographie comme un art, Man Ray répond que la peinture et la photo sont deux disciplines très distinctes. Pour Laure Albin Guillot, c’est moins tranché, elle prend une dizaine de lignes pour expliquer leur parenté, et l’influence de la première sur la seconde.
Elle a recourt à l’éclairage papillon, qui donne un rendu glamour comme le faisait le studio Paramount (ou comme on peut voir dans les films avec Marlène Dietrich). Elle réalise également des « tirages frisson » c’est-à-dire de nature pigmentaire à base de charbon de bois, qui rend la photo unique et lui confère une valeur d’objet de collection.Dans son exercice du portrait et dans ses études de nu, on sent que c’est la forme prime, on lit la quête d’une certaine pureté. Ses images sont faites des lignes, les contours sont estompés et la lumière est étudiée. On le voit ainsi dans ses différentes études, où l’on sent sa référence au dessin et à la peinture antique, ou dans une autre où elle procède par solarisation (forte exposition qui inverse les contrastes) en transformant le corps en lignes et en courbes.
Louis JouvetAprès la première guerre mondiale Paris retrouve peu à peu son image de référence esthétique et le prouve d’autant plus en faisant valoir le « style français » à l’Exposition Internationale des arts industriels et modernes. Laure Albin Guillot y présente une série de portraits de décorateurs.
On en retient entre autres « Les mains de Charles Artus », « Onthon Friez dans son atelier » ou « Louis Jouvet » directeur du Théâtre des Champs Elysées, qui a notamment a accueilli la première exposition photographique réunissant Man Ray, Nadar, Atget, Kertesz, et Laure Albin Guillot ; et le portrait de Mallet Stevens de trois quarts.
Si elle tend vers une certaine pureté des formes et si son style est classique, Laure Albin Guillot côtoie beaucoup d’artisans, des tapissiers, des décorateurs, des graphistes, des architectes. Son expérimentation constante et sa recherche esthétique les inspire. Dans son cheminement artistique, on lit une lente progression vers la modernité.
Ainsi, en 1931, elle attise l’intérêt général, en travaillant à l’association de la photo scientifique et de la photo esthétique avec la « micrographie décorative ». Présentée simultanément à une exposition et dans un ouvrage fraichement publié, cela vaut à la photographe une reconnaissance immédiate à l’échelle internationale. Contrairement à ce que l’on peut se figurer en regardant le résultat, ce n’est pas dans son intention de tendre vers une certaine abstraction. Elle s’attache plutôt à montrer l’ouverture de la photo comme ornementation, comme médium décoratif. Ces motifs sont repris sur des papiers peints, sur des couvertures de livres. Elle expérimente aussi la réaction du papier sensible lorsque l’on y pose des objets plus ou moins opaques.Elle est aussi l’auteur de l’ouvrage Photographie Publicitaire, soit le seul ouvrage théorique sur la photographie de l’entre-deux-guerres. Elle réalise d’ailleurs des photographies publicitaires, à une époque où il n’existe pas encore de référent sur le sujet. On observe toujours son souci de la forme, de la construction, et ce dans les publicités pour la Firme Gibbs, où on discerne avec netteté le constructivisme, les diagonales et l’influence abstraite. On peut supposer qu’elle a également connaissance de l’ouvrage « Die Welt is schön » d’Albert Renger-Patzsch qui est à la base de la photographie moderne. On peut avec plaisir analyser ses images publicitaires, comme celle pour la pommade vaccin Salantate, ou celle pour du tue-mouche Fly Tox, où l’on voit les insectes posés sur un verre de lait. Sa grille de lecture est facilement compréhensible. Elle ne va pourtant pas jusqu’à penser les mots dans l’image. Pour le moment les deux sont juxtaposés.
Laure Albin Guillot est très abondamment publiée. Son travail couvre un spectre très large de supports : des portraits, en passant par des manuels scolaires, des romans ou des guides de visite (pour le Louvre notamment). Elle réalise aussi des « livres d’artistes », souvent en collaboration avec une personnalité comme Paul Valéry, ou Henri de Montherlant. Dans ces ouvrages, les mots et l’image s’associent. Le succès de ces ouvrages permet à la photographie d’acquérir une nouvelle image. On voit ainsi notamment ses images de Narcisse, ou ses illustrations des partitions de Debussy. La photographe déclare alors « J’ai fait entrer la photographie dans la bibliophilie »…
Vies en transit, Adrian Paci
A l’étage, on découvre l’œuvre polymorphe d’Adrian Paci car il pratique différents médiums, et plus fortement la vidéo. Cet artiste albanais, fortement marqué par l’exil qu’il a vécu, met en scène les situations quotidiennes, change notre regard sur le monde, en les rapportant à une réflexion sur la société, sur notre contexte socio-économique. Il explore ainsi les thèmes de l’identité, de la perte, mais surtout la notion de passage qui va nous guider dans l’exposition. Ces moments de transition peuvent être compris, comme le passage physique d’un endroit à un autre, un cheminement mais aussi à ces moments charnières dans une vie, les rites ou les cérémonies qui font accéder l’individu à un autre statut. C’est précisément cette modification de l’être, ce processus de transformation qui retient l’attention d’Adrian Paci, qui n’hésite pas à passer d’un médium à l’autre aussi pour explorer ses thèmes.
Cela rend la visite de l’exposition très personnelle, le médium vidéo enjoint aussi à une attention particulière et à une réception propre à chacun.
Contes AlbanaisAussi je ne citerai que quelques unes de ses œuvres, dans Contes Albanais nous voyons une des vidéos de la salle 4, où l’on voit une caméra fixe, dont l’image semble amateur, filmant une petite fille (la sienne) qui raconte une histoire. Son introduction par les mots « il était une fois », nous font penser à un conte, mais à mesure que la vidéo avance, on se rend compte qu’il s’agit du récit de son propre exil de Tirana vers l’Italie.
Home to goDans Home to go, ou Un Toit pour soi, il se met lui-même en scène dans des états de souffrance, sur une série de 9 photos en mouvement, qui se lisent ainsi presque comme un storyboard. Rapidement le toit s’apparente à des ailes, et à une forme d’espoir.
Sur le mur opposé, la série de petits tableaux de The Wedding, font penser à des photos noir et blanc, mais la chromie pose question. On voit qu’il s’agit de préparatifs d’un mariage, qui est aussi le sien. C’est un de ces rites qui change un individu.
Dans La Rencontre, il filme les gens venu le saluer et lui serrer la main sur le parvis de l’église sicilienne San Bartolomeo. Dans la répétition du geste, on lit bientôt ce défilé de personnes, comme un étrange rite.
La rencontreDans Centre de rétention provisoire, il cherche à symboliser la condition perpétuellement transitoire des migrants. Il filme alors une foule qui occupe l’escalier mobile qui conduit à l’intérieur d’un avion, puis la caméra s’éloigne et l’on s’aperçoit que l’escalier ne mène nulle part.
Le centre de rétention provisoireDans Les derniers gestes, il observe les moments entre une mariée et sa famille qui vont bientôt être séparés. Dans leurs gestes, leur tristesse d’une séparation prochaine, il s’empare de la matière vidéo qu’il étire, pour parvenir à un résultat semblable aux portraits du Fayoum (peinture au chevalet antiques, retrouvés en Egypte).
Les derniers gestesEnfin, le magnifique film The column, montre la transformation du bloc de pierre, de son détachement de la falaise, à son transport et à sa modification. La colonne est filmée comme un personnage et elle est transformée par le temps de passage. On est étonnés ensuite en descendant de la trouver juste à l’extérieur du musée.
The columnA voir :
L’enjeu classique, Laure Albin Guillot et Vies en transit, Adrian Paci
Jeu de Paume
1 place de la Concorde
75008 Paris