Kalisz – Safed
D’après mon horoscope du 20 janvier dernier – celui du Parisien si je me
souviens bien – « la période qui s’annonçait verrait s’évanouir
[mon] complexe de culpabilité ».
Est-ce que c’était imaginable ?
Est-ce que c’était même souhaitable (après tout chez les écrivains, il n’y
a pas que Virginia Woolf à vouloir garder sa névrose) de ne plus être
« la mauvaise fille », celle qui avait quitté la maison le
jour de son dix-huitième anniversaire pour vivre avec un homme marié ;
celle qui avait abandonné son père quand son cancer s’était déclaré ; qui
n’était pas allé le voir à l’hôpital quand on l’avait opéré ; qui n’allait
jamais sur sa tombe à l’emplacement AJ7 du cimetière juif de Lyon (avant qu’on
ne transfère ses restes à Safed en Israël), celui qui avait été profané pendant
cet été 2003 alors que j’étais en Autriche, au Tyrol plus précisément, et que,
au cours de ce repas où pour la première fois j’avais mangé de la biche, une
dispute avait éclaté à propos de « notre
haine », « notre incapacité
d’oublier », « notre refus
de pardonner » de sorte que, non seulement c’est ce « nous » qui avait le mauvais rôle
mais qu’en plus, il m’assignait une identité, qu’il me renvoyait à un « Vous », à un groupe, une
appartenance, dont on m’avait tenue éloignée pour les mêmes raisons finalement
que nos frères et nos sœurs ainés avaient été mis à l’abri dans ce village de
Savoie où plus tard, pendant des années, on m’envoyait pour les vacances.
Ils ont été des « Enfants cachés ».
Moi, je fus, moins tragiquement, une enfant à qui on a tout caché, à qui on n’a
rien raconté, à qui ses parents n’ont rien dit, jamais parlé de leur vie
d’avant, de leur vie d’avec leurs
parents, de leur vie là-bas, en Pologne, d’avant leur émigration en France, de
leur vie d’avant ma naissance.
J’avais tenté de tout reconstituer à partir du Yizker-buch de Kalisz −
un de ces « Livres du Souvenir »
qui m’avait plus ou moins servi, avec ses clichés terrifiants, d’album de photos de famille − de « La
Reine des neiges » d’Andersen, des « Aventures du Capitaine
Hatteras » de Jules Verne, pour en arriver à la conclusion qu’eux aussi,
d’une certaine façon, ils avaient abandonné leurs parents et que, plutôt que du
complexe de culpabilité dont me parlait mon horoscope, c’est de la peur d’être
quittée, de ce sentiment d’insécurité, de cette « angoisse
abandonnique », dont j’allais être libérée.
•
IZIEU-WALDERSBACH
Pour cette soirée sur les films de fantômes organisée par le théâtre qui
m'avait commandé la pièce
(une suite au " Woyzeck " de Büchner)
j'avais d'abord choisi " Ordet ".
(Parce qu'il était prévu qu'après, il y aurait une discussion et que
j'expliquerais pourquoi et quel rapport il y avait.)
Quand le cadavre de Marie ressuscite pour témoigner du meurtre dont elle a été
victime
– à la fois!
témoin et victime,
je pensais au film de Dreyer,
à la résurrection d'Inger : "Écoute-moi toi qui es morte ",
au paradoxe de ces paroles ("Ordet" signifie
" parole " en danois) des paroles presque sacrilèges car
Johannès est guéri et ne se prend plus pour le Christ;
à la modification d'Inger –
la même
et pas la même,
pas transformée, pas différente, pas métamorphosée :
modifiée;
à l'expérience hors du commun
et en même temps
intransmissible,
à ce savoir très particulier
et en même temps
incommunicable
des revenants et des rescapés
(des faits, des pensées, des images, et aucun mot pour les exprimer ? cette aporie
sur laquelle tout bute : la poésie, l'art, le pardon, la consolation, la
beauté);
au rôle de l'écrivain comme médium
"celui qui fait parler les morts"
– et d'ailleurs qu'est-ce que c'est qu'être un
écrivain sinon faire parler les morts.
" Portrait de l'artiste en médium ", médium attentionné de
tous les morts mutiques, les disparus de l'Indicible, les déniés du
" Plus-jamais-ça! ", les pogromés, les négationnés, sans
sépultures ni dernières paroles.
C'est de ça que j'aurais voulu parler.
De ce " ça " du " Plus jamais ça ".
Mais pour en revenir à " Ordet "
comme on n'avait pas pu l'avoir, ce fut " La Nuit des
morts-vivants " finalement.
Finalement eux aussi ils étaient comme Inger,
comme le berger de " Derborence " enseveli sous un éboulement,
comme les survivants des camps – les survivants et les revenants (tous ceux qui
reviennent de loin, qu'on a crus morts et qui reviennent)
hors du commun,
hors du sens commun,
ne pouvant plus parler qu'entre eux,
contaminés et contagieux.
Néfastes.
Après,
ils avaient discuté du film, de Roméro, de la guerre du Viêt Nam, de 68 et du
personnage qui à la fin se fait abattre : est-ce que c'était parce qu'il est
Noir ou parce qu'on le prend pour un mort-vivant ? (Ou bien parce que les
survivants font toujours peur aux vivants : dans “Derborence” aussi le
survivant manque de se faire abattre...
Et si on n'était plus dans le "Ou bien... ou bien", le "Mort ou
vif", le "Tout ou rien" ?
Et si ce dont il s'agissait maintenant c'était plutôt du "et en même temps"
?
Ils sont morts et ils sont vivants.
Ils sont morts et en même temps vivants.
Bourreaux
et aussi en même temps victimes (ils disent qu'ils ne savaient rien);
Victimes, et aussi en même temps témoins :
– "C'est toujours aussi beau là-bas ?
Tranquille, silencieux, paisible ?
– C'est difficile à reconnaître mais quand même,
c'était bien là : les pins, les aulnes, les bouleaux, les prés, le ciel,
l'étang, la grange : là on a battu à mort; là on a tranché la tête; là on a
traîné le corps; là on a exposé les restes; là on a noyé dans l'étang; là on a
enfermé dans la grange; là on a arrosé d'essence; là on a brûlé vivant; là on
attendait, on pleurait, on demandait de l'eau, on mourait."
Qui faut-il plaindre ? Qui souffre le plus ? Qui est le plus digne d'amour ?
Souffrance partout, souffrance de tous, comment trier dans toutes ces plaintes
?
Et s'il n'y avait plus que les mots qui étaient différents mais que, en
réalité, ce soit exactement la même chose : la Sainte- Victoire et le Camp des
Milles; Waldersbach et Natzwiller-Struthof; Izieu et Auschwitz-Birkenau –
le bassin en forme de trèfle, la balustrade en fer forgé, la vue sur la vallée
du Rhône, les anticlinaux du Bugey,
et les bouleaux de Birkenau ?
Drancy, Compiègne, Rivesaltes, Les Milles, Waldersbach, Izieu : plus jamais des
vins doux, plus jamais des forêts, ni des stations de RER, des Paul Cézanne,
des Georg Büchner, des Lenz partant pour la montagne.
Taboués les bassins, tabouées les terrasses, les vues sur les vallées, tabouée
la beauté, irradié le "Travail qui fait la liberté", contaminés la
"Nuit", le "Brouillard", le "Cristal".
Quelque part à l'endroit où je vis maintenant, un camp de transit pour
Tziganes.)
Annie Zadek, deux textes inédits choisis et proposés par Liliane Giraudon.
Bio-bibliographie
d’Annie Zadek
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