[note de lecture] Fernand Ouellette, "A l'extrême du temps", par Jean-Paul Louis-Lambert

Par Florence Trocmé

L'exergue de la section "Signes" nous prévient : "Les signes furent depuis l'aube des temps le langage des dieux". Dieu est mort, et depuis Hölderlin (l'auteur de l'exergue), des poètes — et parmi eux Fernand Ouellette (dont j’ignore les convictions religieuses, ou anti-religieuses) — sont à la recherche des mots pour dire le divin qu'ils portent en eux : "Dès qu'il s'incline / Au dessus de l'abîme / Le mot qui n'a jailli de source / Demeure aux abois", car "la nuit persiste, voilant la présence / Du seul absent, du seul Aimé / [qui] Jadis [l]'a foudroyé".  
Pour l'écrivain – qui a commencé à publier ses poèmes en 1955 (Ces anges de sang), qui a fait une première édition collective dès 1972 (Poésie 1953-1971) et qui a nous a donné ces dernières années de grands cycles inspirés (L'Inoubliable, Chroniques I, II et III, 2005-2007 ; puis L'Abrupt I et II, 2009) – le jaillissement des mots quotidiens et nécessaires peut être source d'une angoisse que le lecteur ressent : "Je m'éveille quelquefois / Avec des mots hérissés, / Dépourvus d'image chatoyantes", "Tant de mots se chargent de l'horreur / Tandis que le soleil étreint le vallon". Quand les mots tant désirés arrivent, et s'ils arrivent, le voyant retourne au torrent des images, avant que le sommeil ou la douleur hagarde n'éteignent le centre incandescent, au risque que cette mise à nu ne fasse courir le risque de l'exposition aux vents et à la dérision.    
Signes
 
Armé de ses seuls mots hissés en haut d'un mât invisible, pour être plus près du bleu, le voyant attardé sur le cap est seul face à ces infinis redoutables que l'on appelle de noms éternels et sacrés : le temps et le soleil, la délivrance et les sursauts de la vie, la contemplation. Mots qu'on peut résumer en un seul : le mystère qui esquisse quelques issues d'ouverture et qui vibre sous l'effet de l'inexplorée musique de l'être. Le mystère se dévoile en un paysage de promontoire, de marais que survolent les grands oiseaux qui reviennent pour se mesurer à la mort à la fin de chaque saison. Un jeune soleil dévoile les maintes faces de la beauté et hésite à rejoindre les morts. Le paysage mental de Fernand Ouellette rejoint les arêtes arides où un sentier pauvre s'embrouille dans les broussailles. Exploration des  déserts des grands poètes mystiques, la rocaille où ne s'aventure aucun oiseau, et où, sans bruissements, pesamment muet, les buissons parlants se sont tus. Le lecteur sait ainsi qu'à côté de l'admiration pour le monde créé, avec ses formes aérées et ses voisinages de joie, sourd la sombre angoisse de l'absence dans la froideur et des instants inguérissables embourbés dans un marasme. L'angoisse des heures qui se ferment se durcit, et les cruelles expériences qui rendent les cris inaudibles et qui déroutent l'oiseau aux abois dans le bleu.  
À cette étape du parcours de cette chronique, le lecteur qui a une lecture musicale a entendu les images empruntées aux poèmes de la première section, « Signes », du livre de Fernand Ouellette. Bien des phrases de ce parcours sont des échos de ses vers. Évidemment, en reconstruisant un parcours narratif pour suivre les pas du poète solitaire, armés de ses seuls mots, accompagnés de ses intercesseurs imaginaires, face à son paysage mental et mythique, le bleu et le soleil, les espaces arides enneigés ou broussailleux, je n'ai pas pu permettre au lecteur de cette chronique de réagir au ressac de ces vagues que sont les poèmes de ce vaste océan poétique. Il devra se rendre lui-même sur ces rivages.  
Désir
 
La deuxième section s’intitule « Désir », et ce titre cache des significations que je ne veux pas trop expliciter. Je préfère citer les débuts de deux poèmes. Le premier — dédié à « Lisette » dont le regard abrite la paille ténue du matin — est « Une rencontre » :  
Je garde vivement souci 
De l’amante, de sa présence 
Qui s’accole à l’horizon. 
Ce fut jadis l’espace de l’aise, 
De la rencontre première, 
De l’avenir imaginé 
Par le désir. Le moment 
De la marche sur l’arête 
De la vie et de la mort… 
Le second est « Couchant » : 
La fièvre de l’épouse 
Dans ma chair toujours prochaine, 
Le fol amour qui s’enchante 
Au milieu des blancheurs du verger.  
Entre les deux sections, la thématique a semblé brutalement évoluer, mais la figure amoureuse ainsi évoquée se fond dans la vision cosmique du poète. Le lecteur, ému du détour par la lenteur de la hanche, part à la rencontre de la forme faite femme en ses chatoiements et en son perlé charnel. Les formes entrelacées tremblent quand secrètement s’approche le nu de la bien-aimée, permettant l'affrontement au sang nocturne et à la lassitude qui entourent le poète soumis à la pression de l'angoisse et à des flambées d'esprit déraisonnables.    
Face à face
 
La troisième section retrouve le poète face à face … à côté de la cime que l’âge côtoie, la vie, secouée par le corps, cède à d’extravagants désirs. L’âme est en deuil ; elle est repoussée à l’écart, sans compagnons, pour aborder le véritable escarpement. L’esprit, tourmenté par les éperons, s’affermit en considérant le vide de l’abîme et l’acuité de la mort. L’âme escalade, par ferveur pour le vertical et au plus haut contre le bleu. Passe le Divin, croît le Poème avec une musique qui amadoue la mort. Le divin s’illustre en une volée de corbeaux, par une innommable tranquillité de l’âme mal inspirée par des accès d’agitation et de nocturne, car : 
Le poudreux cendré de l’âme, 
Les appels du vide, 
L’insistance des images troubles 
Se dissipent avec le réveil.   
De belles métaphores nous guident au sein des vérités dénudantes :  
Familier des marais 
Il ne connaissait plus guère 
La vérité dénudante du long pèlerinage, 
Le creusement des questions.  
Le poète ne laisse en hâte, en arrière, que le soleil qu’il enserre avec les extrêmes de l’âme. Il s’évade par-dessus la blanche lisière interminable des bords du monde :   
A l'orée du soir, 
L'âme fait le guet, 
Car la mort alentour fait rage. 
L'espérance se laisse filtrer 
Par l'intensité du couchant, 
Tend au vieil or.  
Face à lui-même au bord du seuil, la pensée haletante perdue dans ses propres divagations, dans l'attente du moment sismique où l'Autre le toisera, le poète attend que l'aube fasse don du premier vers, de quelques glyphes d'or sans pressentir que la langue peine à trouver d'autres mots. Attente que les vents balaient tout ce qui encombre et que se lève la dernière aube pour atteindre les parages de « celui qui est », afin de cheminer infiniment En Lui. Scintillent les souvenirs d’amis, du poète Robert Marteau (1925-2011) qui avait aidé Fernand Ouellette en 1967 pour la production d'émissions de radio et d'un numéro de la revue Liberté (Montréal) consacrées à Pierre Jean Jouve. Quand j’ai découvert le poème « Funambule » dédié à Richard Cormier, un ami « fervent schumanien », je venais d’écouter les Kreisleriana par Vladimir Sofronitsky — rencontres électives ? Je finirai cette chronique par une dernière métaphore qui fera tomber un ultime grain dans l’intime où tout naît avec l'Amour :  
De l’autre côté du vide, 
Les terres du poème héritées de l’aube, 
Le littoral de la mer longé sans cesse. 
Les mots ne parviennent à les oublier 
Malgré les intonations funèbres du cœur.  
[Jean-Paul Louis-Lambert]  
A l’extrême du temps, sur le site de l’éditeur, L’Hexagone.  
« Fernand Ouellette, l’admirable », une lecture d’A l’extrême du temps par Hughes Corniveau, critique littéraire au Devoir (Montréal). 
  
Fernand Ouellette, A l'extrême du temps — Poèmes 2010-2012, L'Hexagone, Montréal, Québec, 1er trimestre 2013