L'exergue de la section "Signes" nous prévient
: "Les signes furent depuis l'aube des temps le langage des dieux". Dieu
est mort, et depuis Hölderlin (l'auteur de l'exergue), des poètes — et
parmi eux Fernand Ouellette (dont j’ignore les convictions religieuses, ou
anti-religieuses) — sont à la recherche des mots pour dire le divin
qu'ils portent en eux : "Dès qu'il s'incline / Au dessus de l'abîme
/ Le mot qui n'a jailli de source / Demeure aux abois", car "la nuit
persiste, voilant la présence / Du seul absent, du seul Aimé / [qui] Jadis
[l]'a foudroyé".
Pour l'écrivain – qui a commencé à publier ses poèmes en 1955 (Ces
anges de sang), qui a fait une première édition collective dès 1972 (Poésie
1953-1971) et qui a nous a donné ces dernières années de grands cycles
inspirés (L'Inoubliable, Chroniques I, II et III,
2005-2007 ; puis L'Abrupt I et II, 2009) – le jaillissement
des mots quotidiens et nécessaires peut être source d'une angoisse que
le lecteur ressent : "Je m'éveille quelquefois / Avec des mots hérissés, /
Dépourvus d'image chatoyantes", "Tant de mots se chargent de
l'horreur / Tandis que le soleil étreint le vallon". Quand les mots tant
désirés arrivent, et s'ils arrivent, le voyant retourne au torrent des images,
avant que le sommeil ou la douleur hagarde n'éteignent le centre incandescent, au
risque que cette mise à nu ne fasse courir le risque de l'exposition aux vents
et à la dérision.
Signes
Armé de ses seuls mots hissés en haut d'un mât invisible, pour être plus près
du bleu, le voyant attardé sur le cap est seul face à ces infinis redoutables
que l'on appelle de noms éternels et sacrés : le temps et le soleil, la
délivrance et les sursauts de la vie, la contemplation. Mots qu'on peut résumer
en un seul : le mystère qui esquisse quelques issues d'ouverture et qui
vibre sous l'effet de l'inexplorée musique de l'être. Le mystère se dévoile en
un paysage de promontoire, de marais que survolent les grands oiseaux qui
reviennent pour se mesurer à la mort à la fin de chaque saison. Un jeune soleil
dévoile les maintes faces de la beauté et hésite à rejoindre les morts. Le
paysage mental de Fernand Ouellette rejoint les arêtes arides où un sentier
pauvre s'embrouille dans les broussailles. Exploration des déserts des grands poètes mystiques, la
rocaille où ne s'aventure aucun oiseau, et où, sans bruissements, pesamment
muet, les buissons parlants se sont tus. Le lecteur sait ainsi qu'à côté de
l'admiration pour le monde créé, avec ses formes aérées et ses voisinages de
joie, sourd la sombre angoisse de l'absence dans la froideur et des instants
inguérissables embourbés dans un marasme. L'angoisse des heures qui se ferment
se durcit, et les cruelles expériences qui rendent les cris inaudibles et qui
déroutent l'oiseau aux abois dans le bleu.
À cette étape du parcours de cette chronique, le lecteur qui a une lecture
musicale a entendu les images empruntées aux poèmes de la première section,
« Signes », du livre de Fernand Ouellette. Bien des phrases de ce
parcours sont des échos de ses vers. Évidemment, en reconstruisant un parcours
narratif pour suivre les pas du poète solitaire, armés de ses seuls mots,
accompagnés de ses intercesseurs imaginaires, face à son paysage mental et
mythique, le bleu et le soleil, les espaces arides enneigés ou broussailleux,
je n'ai pas pu permettre au lecteur de cette chronique de réagir au ressac de
ces vagues que sont les poèmes de ce vaste océan poétique. Il devra se rendre
lui-même sur ces rivages.
Désir
La deuxième section s’intitule « Désir », et ce titre cache des
significations que je ne veux pas trop expliciter. Je préfère citer les débuts
de deux poèmes. Le premier — dédié à « Lisette » dont le regard
abrite la paille ténue du matin — est « Une rencontre » :
Je garde vivement souci
De l’amante, de sa présence
Qui s’accole à l’horizon.
Ce fut jadis l’espace de l’aise,
De la rencontre première,
De l’avenir imaginé
Par le désir. Le moment
De la marche sur l’arête
De la vie et de la mort…
Le second est « Couchant » :
La fièvre de l’épouse
Dans ma chair toujours prochaine,
Le fol amour qui s’enchante
Au milieu des blancheurs du verger.
Entre les deux sections, la thématique a semblé brutalement évoluer, mais la
figure amoureuse ainsi évoquée se fond dans la vision cosmique du poète. Le
lecteur, ému du détour par la lenteur de la hanche, part à la rencontre de la
forme faite femme en ses chatoiements et en son perlé charnel. Les formes
entrelacées tremblent quand secrètement s’approche le nu de la bien-aimée,
permettant l'affrontement au sang nocturne et à la lassitude qui entourent le
poète soumis à la pression de l'angoisse et à des flambées d'esprit
déraisonnables.
Face à face
La troisième section retrouve le poète face à face … à côté de la cime que l’âge côtoie, la
vie, secouée par le corps, cède à d’extravagants désirs. L’âme est en deuil ;
elle est repoussée à l’écart, sans compagnons, pour aborder le véritable
escarpement. L’esprit, tourmenté par les éperons, s’affermit en considérant le
vide de l’abîme et l’acuité de la mort. L’âme escalade, par ferveur pour le
vertical et au plus haut contre le bleu. Passe le Divin, croît le Poème
avec une musique qui amadoue la mort. Le divin s’illustre en une volée de
corbeaux, par une innommable tranquillité de l’âme mal inspirée par des accès
d’agitation et de nocturne, car :
Le poudreux cendré de l’âme,
Les appels du vide,
L’insistance des images troubles
Se dissipent avec le réveil.
De belles métaphores nous guident au sein des vérités dénudantes :
Familier des marais
Il ne connaissait plus guère
La vérité dénudante du long pèlerinage,
Le creusement des questions.
Le poète ne laisse en hâte, en arrière, que le soleil qu’il enserre avec les
extrêmes de l’âme. Il s’évade par-dessus la blanche lisière interminable
des bords du monde :
A l'orée du soir,
L'âme fait le guet,
Car la mort alentour fait rage.
L'espérance se laisse filtrer
Par l'intensité du couchant,
Tend au vieil or.
Face à lui-même au bord du seuil, la pensée haletante perdue dans ses propres
divagations, dans l'attente du moment sismique où l'Autre le toisera, le poète attend
que l'aube fasse don du premier vers, de quelques glyphes d'or sans pressentir
que la langue peine à trouver d'autres mots. Attente que les vents balaient
tout ce qui encombre et que se lève la dernière aube pour atteindre les parages
de « celui qui est », afin de cheminer infiniment En Lui.
Scintillent les souvenirs d’amis, du poète Robert Marteau (1925-2011)
qui avait aidé Fernand Ouellette en 1967 pour la production d'émissions de
radio et d'un numéro de la revue Liberté
(Montréal) consacrées à Pierre Jean Jouve. Quand j’ai découvert le poème
« Funambule » dédié à Richard Cormier, un ami « fervent
schumanien », je venais d’écouter les Kreisleriana par Vladimir Sofronitsky — rencontres électives ?
Je finirai cette chronique par une dernière métaphore qui fera tomber un ultime
grain dans l’intime où tout naît avec l'Amour :
De l’autre côté du vide,
Les terres du poème héritées de l’aube,
Le littoral de la mer longé sans cesse.
Les mots ne parviennent à les oublier
Malgré les intonations funèbres du cœur.
[Jean-Paul Louis-Lambert]
A l’extrême du temps, sur
le site de l’éditeur, L’Hexagone.
« Fernand Ouellette, l’admirable », une lecture d’A l’extrême du temps par
Hughes Corniveau, critique littéraire au Devoir (Montréal).
Fernand Ouellette, A l'extrême du temps
— Poèmes 2010-2012, L'Hexagone, Montréal,
Québec, 1er trimestre 2013