Je lis dans un journal, sous la plume d'un économiste, que nous serions entrés dans l'économie de l'attention (au sens : être attentif). Que le business ultime, désormais, consiste à capter l'attention des créatures humaines - ce que l'on appelait anciennement l'audience - pour en exploiter les effets. L'attention, cette nouvelle matière première, ce pétrole que les grands acteurs économiques du numérique, des télécommunication, des médias, les Google, Twitter, Youtube, Facebook et consorts, puisent au moyen de forages de plus en plus profonds dans nos cerveaux, via l'établissement de plate-formes off shore dans les zones les plus tendres et malléables de nos cortex.
Mais peut-être serait-il plus précis de parler d'une économie de l'addiction ? Car l'attention doit être maintenue, prolongée. Il s'agit de garder les individus que nous sommes concentrés sur des contenus numériques variés et sans cesse renouvelés, au moins en apparence (des contenus vides de sens, ou auto-référencés à l'infini, en abîmes, et pour cela remarquablement distrayants). De réussir ainsi à capturer notre attention, comme on capture les papillons. D'obtenir de nous immobiliser devant un écran, quel qu'il soit.
On constatera la moderne prolifération des outils destinés à maintenir l'utilisateur en fascination où qu'il soit, quoi qu'il fasse, la multiplication des écrans, portatifs ou non, dispensateurs d'images séduisantes/captivantes partout où l'oeil se porte.
Un paradoxe, savoureux (et qu'utilisent tous les connaisseurs de l'hypnose qui pratiquent la dissociation), est que, pour capter l'attention, il faille au préalable l'éclater, la déstructurer, la désorienter, par une multiplicité de leurres, une profusion kaléidoscopique d'objets à regarder, apparaissant à un rythme soutenu pour que jamais l'esprit ne se pose. Ce qui est recherché c'est une attention distraite, une attention qui soit moins une concentration qu'une transe légère, une baisse des défenses critiques et de l'arbitrage individuel : une perméabilité.)
Cette course à l'attention n'a que des relations tarifées à l'intelligence ou à l'information. L'attention est une valeur, et comme telle, se monnaie. (Du temps de la Bulle, le magazine Wired avait résumé ce programme dans une formule lapidaire, à la fois enjeu et programme de marketing stratégique : Catching eyeballs.) On mesure ainsi l'état d'une colonisation mentale, du colmatage de notre espace psychique, puisque c'est sur ce terrain-là que se mesurent les parts de marché.
On peut aisément faire le pari que, dans un futur proche, détourner l'oeil de l'écran apparaîtra comme une incongruité, un comportement malséant, subversif ou révolutionnaire. Une attitude déplorable, puisque ne produisant aucune valeur publicitaire. Vide économiquement puisque ne consommant aucune énergie, ne faisant tourner aucun serveur, aucune centrale nucléaire (car dans la coulisse, derrière la souris et l'écran, pour que le clic produise sa magie, pour faire exister et briller l'Image, il faut râcler les terres rares au fond des océans, l'uranium dans les déserts, construire d'immenses et invisibles infrastructures, des villes électroniques à la consommation énergétique faramineuse, des fermes de serveurs à ventiler sans cesse : bref, il faut nourrir la Matrice)
Donc, en ce sens, oui, émergence fantastique dans ce début de XXIème siècle d'une économie de l'attention. Qu'un ancien patron de TF1 avait résumée dans une formule prophétique. Notre métier, avait-il asséné, c'est de préparer le cerveau des téléspectateurs à recevoir la publicité : à nos annonceurs, nous vendons du "temps de cerveau disponible".
Ce qui est formidable, c'est que la cristallisation de cette attention suppose une démarche volontaire du sujet de ce désir terminalement publicitaire. Emprisonné dans une série de leurres, poupées-gigogne numériques, une cascade de suggestions digitales qui accaparent son énergie par distraction, entertainement, mais aussi grâce à une promesse de toute-puissance, de modernité, de réussite, que véhicule subliminalement l'incessant teasing de nouveaux produits, usages, logiciels et prothèses numériques. Peu importe le moyen, il s'agit d'entretenir une addiction financièrement valorisable, maillon d'une longue chaîne de valeur qui nous attache à nos machines. Economie de l'attention, peut-être. Mais plus sûrement encore, société de l'addiction, société de la compulsion entretenue comme le graal des publicitaires que nous sommes tous devenus.