Hier, Amélie est arrivée avec sa mère pour quelques jours de vacances en chambres d’hôtes chez mes voisins Hélène et Sébastien. Elle s’est aussitôt précipitée chez moi. Papet ? Pourquoi tu as coupé toutes les fleurs, s’indigne-t-elle à la vue de ma pelouse fraîchement tondue ? Longues mèches blondes marbrées de roux, petit nez retroussé et verbe intarissable, elle observe le monde avec gourmandise et l’interpelle, du haut de ses six ans, avec l’audace de l’innocence. Je me défends avec énergie. Tu es injuste avec moi. Regarde, j’en ai laissé. Piètre argument ! Pour Amélie, les fleurs sont aussi importantes que les nuages poussés par le vent, les pouillots qui sautent de branche en branche ou le bus trente et un qui passe au pied de son immeuble. On ne saurait en couper une seule. Ce matin, elle accompagne Hélène venue m’apporter mon petit pot de beurre hebdomadaire. Pourquoi le soleil brille si fort, me demande-t-elle à brûle-pourpoint ? Pour donner leurs couleurs aux fleurs, pardi ! La réponse, d’une imparable logique, semble la satisfaire. Jusqu’à ce qu’elle voie les chèvres naines paître l’herbe de leur enclos. Est-ce qu’elles mangent aussi les fleurs ? Bien sûr que non ! Même la nuit ? Et comment verraient-elles les fleurs, la nuit ? D’abord, la nuit, ellesfont comme toi, leschèvres, elles dorment ! Je m’attends à ce que, demain, elle me questionne au sujet de la lune. Á moins qu’elle ne m’interroge sur les oiseaux. Est-ce qu’ils volent aussi la nuit ? La nuit ouvre en effetpour un enfant sur un univers terriblement fascinant. Une parenthèse magique où la vie peut basculer, l’espace de quelques heures, dans une mystérieuse féerie. Mais son indignation première ne l’a pas quittée. Dis, Papet ? Demain, est-ce que tu couperas encore les pâquerettes ? Demain ? Peut-être ! Sans doute ! Je ne sais pas ! Je ne sais plus ! Je me souviens alors d’un livre reçu des mainsdu maire de mon village lors de la traditionnelle remise des prix de fin d’année scolaire. Épaisse couverture entoilée avec le nom de l’auteur et le titre en grosses lettres dorées. Un livre fait pour accompagner un enfant tout au long de sa vie. Le héros en était un journalier qui se louait de ferme en ferme. Pauvre, bien sûr, mais propre et honnête comme il se doit. On l’appelait le faucheux parce qu’il ne se séparait jamais de sa faux, de son coffin et de sa pierre à aiguiser. Il souffrait hélas d’un défaut rédhibitoire. Pour ne pas couper les bleuets et les coquelicots qui piquetaient alors allègrement les champs, il abandonnait aux glaneuses de grosses poignées d’épis. Ne voulant pas perdre ainsi leur bon argent, les propriétaires rechignaient à l’employer pour la moisson. Jusqu’au jour où, averti de cette manie qui faisait honneur au drapeau de la France, un châtelain voisin ne voulut plus que lui pour faucher ses blés. Refusant de se montrer moins patriotes, les fermiers alentours s’empressèrent alors de le réclamer à leur tour, sauvant ainsi de la misère un travailleur méritant. Est-ce en souvenance de cette fable que j’ai épargné quelques pâquerettes ou pour la simple poésie du geste ? Désormais, ce sera, assurément, pour les yeux bleus d’une fillette de six ans. Demain, Amélie, je ne couperai pas les fleurs. Promis ! Puisque tu en fais chagrin !