Anatomie de l'esprit Céline Righi
Rembrandt, Philosophe en méditation
Balzac ne dépeint pas, il traverse la chair et nous montre âme humaine dans de neuves dimensions, souvent insoupçonnées. Voilà l'homme dépecé, gentiment mis à vif, tendrement mis à nu, croqué dans sa réalité nuancée contrastée. Dans cette courte nouvelle à la forte densité et au titre à la saveur d'oxymoron, Desplein, génial chirurgien dont "l'athéisme pur et franc ressemblait à celui de beaucoup de savants", se fait surprendre par quatre fois en flagrant délit de messe en l'église Saint-Sulpice par le jeune interne Horace Bianchon (personnage que l'on retrouvera dans Le Père Goriot ) à qui il a tendu la main quelques années auparavant pour l'arracher à sa vie miséreuse. L'élève n'en croit pas ses yeux, surprenant là son maître en pleine génuflexion, l'âme et les oreilles livrées au ravissement des saints échos de la messe."Un jour, en traversant la place de Saint-Sulpice, Bianchon aperçut son maître entrant dans l'église vers neuf heures du matin. Desplein, qui ne faisait jamais alors un pas sans son cabriolet, était à pied, et se coulait par la porte de la rue du Petit-Lion, comme s'il fût entré dans une maison suspecte. Naturellement pris de curiosité, (...) Bianchon se glissa dans Saint-Sulpice, et ne fut pas médiocrement étonné de voir le grand Desplein, cet athée sans pitié pour les anges qui n'offrent point prise aux bistouris, et ne peuvent avoir ni fistules ni gastrites, enfin, cet intrépide dériseur, humblement agenouillé, et où ?...à la chapelle de la Vierge devant laquelle il écouta une messe, donna pour les frais du culte, donna pour les pauvres, en restant sérieux comme s'il se fût agi d'une opération." C'est là le noeud de l'intrigue qui va engager l'élève Bianchon à se faire détective et l'amener à découvrir, sept années plus tard, l'édifiante générosité que son mentor dissimulait sous sa bizarrerie de caractère. Desplein, médecin hors norme animé par "un profond mépris pour les hommes après les avoir observés d'en haut et d'en bas", va étonner son disciple à travers de poignants aveux et des explications que sa raison gardait jusque-là tapies dans son coeur.
" (...) Je vous ai déjà surpris trois fois allant à la messe, vous ! Vous me ferez raison de ce mystère, et m'expliquerez ce désaccord flagrant entre vos opinions et votre conduite. Vous ne croyez pas en Dieu, et vous allez à la messe ! Mon cher maître, vous êtes tenu de me répondre.(...)
- Ma foi, mon cher ami, dit Desplein, je suis sur le bord de ma tombe, je puis bien vous parler des commencements de ma vie."S'ensuit alors une confession en forme de descente en rappel au coeur de l'existence d'un homme, "qui, du fond de l'état social" où il survivait minuscule, a remué enfer et ciel "pour arriver à la surface" et déployer son art avec une belle ampleur. Point de révélation en forme d'apothéose au moment de l'épilogue, même si on l'espère un peu à la fin de la nouvelle car Balzac joue admirablement avec la patience du lecteur en ménageant un véritable suspens au fil des dernières pages. Mais bien évidemment, là n'est pas le propos de l'écrivain. Il s'agit en vérité de reconstituer le puzzle en mouvement d'une âme humaine en apparence fragmentée, d'un être qui, à travers le regard de son élève, est un casse-tête insoluble car il n'est pas concevable qu' un athée farouche franchisse le seuil des églises. Et pourtant... Grandiose étude balzacienne, étude de tempérament dans laquelle éclate la fascination de l'écrivain pour l'esprit sans mesure de ces génies qui semblent corsetés dans leur corps d'homme, toujours trop à l'étroit sous leur peau. Court récit qui soulève également ces éternelles questions-précipices de la présence de Dieu, des certitudes changeantes à l'horizon de la mort, d'un athéisme qui n'aurait au final pour Balzac qu'une solidité relative. Balzac, La Recherche de l'absolu suivi de La Messe de l'athée, Folio Classique.