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"La littérature sans estomac" de Pierre Jourde

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Je critique, il critique, nous critiquons… La blogosphère littéraire a littéralement, en quelques années, « poppé »  autour d’un concept aussi flou que stimulant : la critique littéraire. Mais qu’est-ce que critiquer finalement ? Comment savoir si l’on est légitime, ou, si ce n’est pas le cas, le devenir ? Quelles sont les règles de rédaction d’une critique digne de ce nom ? Autant de questions auxquelles, en l’absence de méthode, on se confronte avec plus ou moins de courage, affirmant tantôt avec fierté notre droit à la subjectivité et pondérant d’autres fois avec modestie (lorsque nous écrivons une « chronique » ou un « billet ») notre avis face à des livres dont l’ampleur nous dépasse… Et cherchant, aussi souvent que possible, à découvrir et s’inspirer de ce qui se fait ailleurs. A commencer par les bons blogs amateurs dont la toile regorge, avec quelques références solides à visiter depuis notre blogroll. L’autre option étant de s’intéresser à la littérature critique. Un genre qui connut ses heures de gloires en d’autres siècles, mais que l’on n’imagine guère capable aujourd’hui de dépasser les limites d’un encart de périodique ou du papier glacé d’une revue spécialisée. Et pourtant… Pierre Jourde, l’un de nos plus polémiques critiques encore en activité, par ailleurs professeur de littérature et écrivain, continue de faire paraître des ouvrages critiques qui jouissent d’une certaine renommée. Et parmi ceux-là, la Littérature sans estomac, qui obtint le prix Critique de l’Académie française en 2002, fait figure de référence.
L’avis d’Emmanuel
Lever du soleil : splendeurs colorées de l’aube naissante
Autant le dire d’emblée, le livre de Pierre Jourde ne brille pas par ses subtilités de construction. Il s’agit en effet d’une compilation d’articles critiques avec pour fil conducteur la littérature contemporaine (fin 90 / début 2000 plutôt que parfaitement contemporaine) et pour propos l’analyse critique dans chaque article de l’œuvre d’un auteur particulier, le plus souvent à succès, que Jourde fait tenir ensemble en usant de deux astuces.La première consiste à regrouper les textes selon le caractère principalement positif ou négatif de l’avis que l’auteur y exprime, en apposant au fronton de chaque partie un titre coloré : « l’écriture rouge » regroupe ce que Jourde considère comme la fange de la littérature de notre temps, « l’écriture blanche » ces livres qui sans être des catastrophes n’apporteront rien à leur lecteur…La deuxième est une introduction, que l’auteur dénomme « Avant-propos » mais qui aurait aussi bien pu faire office de conclusion tant elle résume et densifie les idées développées dans l’essai. Ni trop courte, ni trop longue, écrite sur un ton exquis (ironique et mordant juste ce qu’il faut), synthétique et riche, elle est de manière évidente le principal intérêt de l’ouvrage. C’est elle, en outre, qui tente le plus de répondre aux questions que je posais en préambule de cette critique. Ainsi ai-je pu, par exemple, voir certaines de mes convictions renforcées :
« Plus sérieusement, on estime en général qu’une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en donnant bonne conscience, masque souvent deux comportements : soit, tout bonnement, l’ordinaire lâcheté d’un monde intellectuel où l’on préfère éviter les ennuis, où l’on ne prend de risque que si l’on en attend un quelconque bénéfice, où dire du bien peut rapporter beaucoup, et dire du mal, guère ; soit le refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si, quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu’objet culturel ; le fait qu’on ne puisse pas toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine : tout est sympathique. Le consentement mou se substitue à la passion. »

Lumière crue du midi
Vient ensuite une grosse première moitié de textes très critiques, ou, pour être honnête, franchement à charge. Certes, les auteurs qui se voient hachés menu par Pierre Jourde ne sont pas nos préférés : Christine Angot, Frédéric Beigbeder… et l’acidité et la dérision avec lesquelles le critique aborde leurs œuvres est des plus plaisants. Comment ne pas résister en effet à des sorties du genre de :
« Truismes est une petite crotte desséchée, affectée de tous les tics de style contemporains. Ça se voudrait méchant, c’est très bête. »
Ou encore de :
« Les livres de Christian Oster ou de Tanguy Viel ne manquent pas d’intelligence. Ils manquent d’intérêt. »
Un certain malaise s’installe cependant au fur et à mesure de la lecture. Du fait de la répétition d’une part. Car c’est une chose de s’amuser d’un auteur qui en démonte un autre. Mais quand ce même individu fait  à peu près la même chose, bien qu’avec des arguments partiellement différents, cinq ou six fois de suite, on finit par ressentir une certaine lassitude. D’autre part le propos de Pierre Jourde a quelque chose de définitif qui a fini par me mettre mal à l’aise. Car il s’intéresse dans ses textes non pas à un livre particulier de l’auteur concerné, mais à l’ensemble de son œuvre. Les écrivains apparaissant de ce fait sous sa plume comme largement incapables et définitivement irrécupérables, idée qui m’est, en toutes situations, toujours difficile à accepter.
Obscurité d’une nuit sans étoiles
C’est toutefois lorsque Pierre Jourde entreprend de bâtir un contrepoint à cette première partie pamphlétaire, mettant en avant, si ce n’est les Hugo et les Proust de demains, les écrivains qu’il considère comme valables parmi ses contemporains, que la Littérature sans estomac se dégonfle. Car les failles dans la construction, tout à la fois de l’essai et, à mon avis, de l’édifice critique bâti par Pierre Jourde sont évidentes dès les premières phrases. A noter que je suis probablement d’autant plus lucide que je partage beaucoup moins les coups de cœur du critique que ses coups de gueule : ce que je connais de l’œuvre de Valère Novarina me semble sans grand intérêt (mis à part, peut-être, celui de son existence, en tant que curiosité littéraire illisible), ce que j’ai lu d’Eric Chevillard m’a semblé une grande bulle de néant finement rehaussées de motifs joliment intellectuels…
Mais le vrai problème ne vient pas de là. Car après tout, j’aurais probablement adoré voir mon avis préconçu sur un auteur ébranlé par un plaidoyer vibrant et pertinent qui me convainque d’accepter une nouvelle rencontre avec le dit écrivain. Malheureusement, comme vous l’aurez compris, cela n’est pas arrivé. Car, alors que Pierre Jourde use pour dénigrer du bon mot et de l’image afin de faire vibrer les cordes de l’émotion et du ressenti, il redevient immédiatement lorsqu’il encense le docte professeur qui s’adresse exclusivement aux subtilités de l’intelligence, aux méandres de l’entendement et aux nobles lettres que constituent les références littéraires. Créant de ce fait, une dissonance entre les deux parties de l’ouvrage. Avec pour corollaire une diminution drastique de l’adhésion du lecteur. Comment en effet accepter qu’il soit si facile de faire comprendre pourquoi un livre est mauvais et si difficile d’expliquer en quoi un autre est excellent ?
La conclusion intuitive qui s’impose, probablement erronée mais inévitablement induite par le parti pris initial de l’ouvrage est des plus simples : alors que les mots qui constituent la première partie de l’ouvrage sortent du cœur, ceux qui forme la deuxième moitié sont le pur produit d’un raisonnement artificiel et risquent fort de ne pas trouver de résonnance chez le lecteur non universitaire des œuvres concernées.
A lire ou pas ?
Si vous êtes amateurs du BdB, intéressés par la critique littéraire ou détestez les auteurs français à succès contemporains, trouvez le moyen d’emprunter la Littérature sans estomac à la bibliothèque pour en lire l’introduction. Elle vaut largement le détour. Le reste de l’ouvrage, vous l’aurez compris, n’est pas vraiment à la hauteur et me semble à réserver aux critiques acharnés ou aux détracteurs / adorateurs des auteurs dont parle Pierre Jourde.
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