Sécurité routière, "des vies sauvées"

Publié le 21 avril 2013 par Dominique Le Houézec


"Le 12 septembre 2011, la sécurité routière a annoncé une baisse de 3,9% des morts par accident de la route. La presse par un calcul magique a retiré, retranché les 368 morts d’août 2011 des 383 morts d’août 2010 et a déclaré sans vergogne que 15 vies avaient été épargnées. Alors quelles sont ces vies sauvées, quels sont ces heureux élus qui n'ont pas eu d'accident de la route ? Vous les connaissez vous ces rescapés ? Ces 15 vies sauvées n’existent pas, ce sont des fantômes,  ces 15 vies sauvées. En diminuant le nombre des accidentés de la route, nous n'avons sauvé personne. Les morts en moins ne sont pas des vivants en plus. On ne sauve pas les gens qui ne meurent pas... Pourquoi transformer des 15 non-morts en 15 vies sauvées ?" C'est cette question que se posait avec clairvoyance le philosophe Raphaël ENTHOVEN le 3 avril 2012 sur une radio nationale (1) 



Cette vision optimisme des médias à propos des résultats de la mortalité routière est volontiers utilisée dans la plupart des journaux. De façon encore plus choquante, on pourrait voir écrit "Bons chiffres de la sécurité routière, 368 morts en un mois". Il faut positiver nous dira-t-on. La société, c'est à dire nous tous, nous aurions donc ainsi sauvé 15 personnes en faisant preuve de civisme et de respect du code de la route. C'est bien sûr réconfortant et encourageant de se sentir un sauveteur de vies lorsque l'on prend le volant, mais c'est aussi délirant et irréel.
L'autre aspect de ce travestissement de la réalité correspond au souhait inconscient de notre société de ne pas prendre en compte la réalité du carnage que représentent tous ces morts et ces milliers de blessés et handicapés que nos modes de transports génèrent depuis des décennies. On peut ainsi transformer la tragédie de 368 personnes décédées en une résurrection imaginaire de 15 survivants. Nous traduisons ainsi la diminution du nombre de morts en augmentation du nombre de vivants. Il faut garder le moral, il faut positiver vous-dis-je. Il faut donc éviter de parler de la dure réalité des chiffres grâce à ce "sophisme des vies sauvées"

Quelle est la situation réelle en matière de sécurité routière ?


L'époque des "trente glorieuses" s'est accompagnée, dans tous les pays industrialisés, de l'apparition d'une civilisation motorisée rendue possible par la croissance économique et l'accès pour Monsieur tout-le-monde de son automobile familiale. Au fil des années, l'augmentation du nombre de véhicules présents sur un circuit routier, pas toujours adapté, à abouti à une impressionnante augmentation du nombre d'accidents de la route dans tous les pays industrialisés. La France s'est particulièrement distinguée dans ce qui a fait parler à juste titre "d'hécatombe routière" (plus de 18.000 victimes en 1972). Cette prise de conscience dans tous les pays européens a permis, grâce à des mesures successives de réglementations de plus en plus strictes, d'assister à partir des années 1970 à une baisse régulière du nombre de tués dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. 

Quelle évolution en France ? C'est l'ONISR (Observatoire national interministériel de sécurité routière) qui édite chaque année, depuis 1993, un document d’information sur ce thème (2) : 

Nombre de tués en France métropolitaine 1970-2010


- le nombre d'accidents va ainsi passer de 184.615 en 1986 à 69. 379 en 2010
- le nombre de tués diminue dans le même temps de 10.960 à 4.172 (le nombre de décès était comptabilisé à 6 jours avant 2005 et à 30 jours depuis, afin d'éviter une sous-estimation des accidents mortels)
- les blessés graves qui étaient 63.496 en 1986 sont encore 31.387 en 2010, avec un nombre de séquelles lourdes et irréversibles que l'on a pu estimer.Une étude épidémiologique publiée en 2008 (5) a permis d'affiner ces données chiffrées brutes que l'on a du mal à imaginer lorsqu'elles correspondent à la somme de vies brisées et gâchées que cela peut représenter. "La route ferait autant de blessés avec séquelles majeures que de tués. Le nombre annuel moyen de blessés (graves et légers) serait de 514.300, dont 41.000 piétons, 56.000 cyclistes, 120.000 usagers de deux-roues motorisés et 277.000 automobilistes. Chez ces blessés, les lésions à la tête sont toujours prédominantes, mais le sont plus particulièrement chez les piétons et les cyclistes, alors que les membres inférieurs et la colonne vertébrale sont relativement plus souvent concernés chez les automobilistes et usagers de deux-roues motorisés. On observe un sur-risque de blessure (quelle qu’en soit la gravité) chez les hommes, et chez les jeunes (15-29 ans) ; ces sur-risques sont en partie liés à l’usage du deux-roues motorisé.



Si l'on ne parle plus en coût humain, mais en estimation du coût financier, L'ONISR a établi des barèmes à partir du'un coût moyen par victimes (tué, blessé hospitalisé ou blessé léger). Pour l'année 2011, le coût estimé de l'insécurité routière est chiffré à 26,51 milliards d'Euros (4). En période ce crise financière, des économies substantielles pourraient donc être réalisées côté route si les pouvoirs publics s'en donnaient encore plus les moyens.



Quels sont les facteurs accidentogènes ? Les chiffres de la sécurité routière sont incontournables et sans appel.

- L'alcool est un "serial killer", qui reste le véritable ennemi public N°1. En 2001, c'était 1349 personnes qui en étaient décédées sur la route et encore 875 en 2011 (2). La conduite en état d'ébriété est responsable d'un accident mortel sur trois. Le conducteur type de ces accidents est un homme (92%), plus souvent un homme jeune, âgé de 18 à 24 ans (26% des accidents mortels), qui conduit la nuit sur une route départementale (71%).
  A côté de l'alcool, d'autre produits licites ou non, qui diminuent la vigilance, sont de plus en plus détectés chez les conducteurs. Lors d'une étude européenne (13 pays)  testant à l'improviste 50.000 conducteurs, entre les années 2006 et 2011, de l'alcool a été retrouvé chez 3,5% d'entre eux,  mais aussi des drogues illicites (cannabis surtout) chez 1,9% et des médicaments (anxiolytiques surtout) chez 1,4% (3)
- La vitesse est le second prédateur accidentogène. Un accident mortel sur 5 est dû à cette vitesse non respectée. Ce n'est pas la vitesse en elle-même qui tue, mais bien sûr le freinage défectueux ou insuffisant, découlant d'une vitesse excessive en cas d'obstacle imprévu. Le champ visuel est réduit (70° à 100 km/h) et la distance de freinage d'autant plus longue que la vitesse est élevée (10 mètres en ville lorsque l'on roule à 50 km/h) et encore plus sur route humide. Malgré ces faits bien connus, 45% des conducteurs pressés roulent à plus de 65 km/h en ville (7), imaginant que leurs réflexes infaillibles les mettraient à l'abri de tout obstacle inattendu, tel un jeune enfant traversant la route en courant. Sur autoroute, ce sont 19% des personnes interrogées qui reconnaissent rouler couramment à des vitesses de 160 à 170 km/h.
- L'absence d'utilisation de la ceinture de sécurité. L’ONISIR a comptabilisé  qu’environ un tiers des enfants de moins de 10 ans ayant été tués sur la route n’étaient pas attachés, soit 100 à 110 enfants en 2004 (6). Le même rapport estime que, sur autoroute, pratiquement un enfant sur quatre de moins de 10 /12 ans ne porte pas de ceinture à l’arrière des véhicules. Ces chiffres se sont heureusement améliorés depuis, la ceinture étant passée désormais dans les mœurs.  

-  La fatigue est une cause également non négligeable d'accident. Selon les chiffres de la sécurité routière, sur autoroute, un accident mortel sur 3 est dû à un endormissement. Moins de 5 heures de sommeil la veille d'un départ multiplie par 3 le risque d'accident. Rester volontairement éveillé longtemps pour parcourir plus  de km a les mêmes effets négatifs sur la vigilance que la prise d'alcool. Si 85 % des conducteurs estiment qu'il est dangereux de prendre le volant en étant fatigués, 47 % n'hésitent pourtant pas à le faire (7). Faites ce que je dis et pas ce que je fais.



- Les "accros" du portable sont également dangereux pour eux-mêmes et les autres. Téléphoner en conduisant détourne obligatoirement l'attention, "kit mains-libres" ou pas. Ce ne sont pas le mains qui comptent pour la maîtrise d'un véhicule mais le cerveau. L'usage du téléphone portable au volant multiplie par 3 le risque d'accident. Et pourtant, un récent sondage montre que 37% des conducteurs passent un coup de fil au volant et 20% d'inconscients envoient ou consultent un SMS (7)
- les divers petits arrangements avec le Code de la route sont aussi monnaie courante. Nous sommes 76% des conducteurs à passer à l'orange en arrivant à un feu tricolore.  Le clignotant ne sert à rien pour 51% des automobilistes qui n'ont pas dû choisir cette option indispensable. Quant aux doublements sur une ligne continue, c'est un sport favori pour 22% des petits Fangios français (7).
  Au total, selon le dernier "baromètre" du comportement des Français au volant, il n'y aurait que seulement 6 conducteurs sur 10 qui assurent respecter la majorité des règles de bonne conduite (7). 

Quelles sont les mesures préventives qui ont été prises?


- La répression de la consommation alcoolique a été l'une des priorités de tous les gouvernements successifs avec des mesures de plus restrictives. Loi sur la prévention de l'alcoolémie en juillet 1978, limitation d'une éthylémie maxima tolérée à 0,8 g/l (1983) puis 0,5 g/l (1995). L'obligation bientôt programmée d'un éthylotest renforcera ces mesures. "Celui qui conduit, c'est celui qui ne boit pas" nous rappellent avec justesse les campagnes de prévention. 


- Le port obligatoire de la ceinture a été un progrès indéniable dans la diminution des chiffres de l'accidentologie. Celui-ci fut imposé en 1973 pour les places avant puis généralisé en 1990 pour toutes les places assises, avant et arrière. La mise en place de dispositifs adaptés à chaque âge des enfants transportés a aussi été bien évidemment bénéfique. Il avait été estimé à l'époque que 40% des accidents mortels chez l’enfant passager surviennent lors de trajets courants, inférieurs à 3 km.  Depuis 2003 a été rajoutée l’obligation du port de la ceinture de sécurité aux occupants des véhicules de transport en commun, lorsque les sièges en sont équipés.
  
 Pour les têtes en l'air et les rebelles, qu'ils se rappellent qu'un choc à 50 km/h sans ceinture équivaut à une chute de quatre étages (10 mètres). Il faut donc bien évidemment "s'accrocher à la vie" et ne pas oublier d'accrocher les plus jeunes, ce qui n'est pas encore rentré dans les habitudes de certains parents. La règle d'or est donc "une personne = une place = une ceinture"
- Pour lutter contre les excès de vitesse, l’impact de l'installation (2003) des radars automatiques a été très efficace. Entre 2003 et 2010, ce déploiement aurait contribué à une baisse de la mortalité sur les routes de 72,7%, soit une estimation de 15.193 accidents. En 2001, c'était 425 accidents mortels qui étaient imputables à la vitesse excessive contre 133 en 2010 selon l'IFSTTAR (8)

  Si l'on rentre dans le détail, on s’aperçoit qu'entre les périodes 2001 et 2010, il a été noté au cours des accidents mortels: 
- une diminution de 25% à 6% des grands dépassements de vitesse (> 20 km/h)
- une diminution des dépassements de vitesse moyens (10 à 20 km/h) de 13 à 9%
- et paradoxalement un doublement, de 7% à 13%, des petits excès de vitesse (< 10 km/h), laissant à penser que les conducteurs pressés s’autorisent volontiers à s'arranger avec la règle et s'estimer dans la limite de la tolérance légale. Cependant ceci les fait rentrer dans la catégorie des conducteurs à risque puisqu'en 2010, c'était quasiment la moitié (46%) des accidents mortels qui ne s’accompagnaient que d'une vitesse excessive modérée. Moralité, il n'y a donc pas de "petit" excès de vitesse.


La baisse de la mortalité suit la baisse de la vitesse

Le lobby des associations d'automobilistes lutte de toutes ses forces contre ces contrôles qu'ils jugent excessifs et liberticides, chacun se sentant bien sûr un bon conducteur et donc au-dessus des lois qu'il tente de contourner par les avertisseurs de radars (rebaptisés hypocritement "assistants d'aide à la conduite"). Le lobby des fabricants de ces petites boites dites "communautaires" les a enjolivées en permettant à leurs possesseurs de se prévenir entre eux de la présence des radars mobiles de la Gendarmerie. Il est donc légal en France de pouvoir tricher avec le code de la route et pour les délinquants de la vitesse d'éviter de perdre trop vite leurs points.  
L'argument qui consiste à présenter ces radars (2172 au 1.03.2013) comme des outils d'une sorte d'impôt indirect dirigé contre les seuls automobilistes est bien sûr populiste et fallacieux (9). L'argent des contraventions (600 millions en 2011) revient intégralement à la route et à ses usagers. Quelle est par ailleurs la valeur de cette contravention comparée au prix d'une vie sacrifiée à cause d'un conducteur  en excès de vitesse ? 
Le déploiement de radars mobiles embarqués sur des véhicules banalisés (20 au 15.03.2013) devrait renforcer sérieusement cette peur du gendarme qui est bien sûr salutaire et cette obligation de respecter la loi et la vitesse définie par le législateur pour le bien et la sécurité de chacun.
L'avenir de la prévention des vitesse excessives est représenté par le système LAVIA (limitateur de vitesse s'adaptant à la vitesse autorisée). Cet appareil informatique dispose de toutes les données des vitesse autorisées sur les différentes routes Françaises. Un GPS lui permet de détecter la position exacte du véhicule et d'y adapter la vitesse maximum à ne pas dépasser.
- L'instauration du permis à points (1992) a également permis de faire un pas de plus en arrière dans ce système organisé de prise de risques inutiles, dangereux  et parfois criminels. Les modifications des règles (2011) de récupération des points ont été immédiatement suivies d'une dégradation brutale des comportements sur les routes comme l'avait prédit la Ligue contre la violence routière. Régulièrement, on assiste depuis à des tentatives de certains Députés d’assouplir les règles de ce permis à points. Ce message serait à nouveau une invitation à augmenter sa vitesse et d'autant le nombre de morts. En cherchant à apaiser la grogne des automobilistes, ces Députés ont perdu de vue l'enjeu principal du permis à points qui est de sauver des vies. Ces propositions ne peuvent pas être qualifiées de propositions pour la sécurité routière, ce ne sont que des propositions pour gagner des voix.
 L’arrêt de la pratique aussi traditionnelle qu'incompréhensible des indulgences ou des amnisties à l'occasion des élections Présidentielles a aussi permis un juste rappel à la loi d'un Code de la route qui se devait de ne pas être à géométrie variable et se retrouver entre parenthèses dans une optique purement électoraliste.
Que pouvons-nous faire individuellement ?
Les automobilistes hyper-connectés minimisent les risques de l’utilisation du domaine public routier. On se sent trop dans un véhicule automobile comme dans une "bulle", un "petit chez soi" où presque tout serait permis pour un pilote "autoproclamé". Ceci autorise les transgressions qui se banalisent et deviennent routinières, jusqu'au jour fatidique où...

C'est cet état d'esprit que nous devons tous transformer. La route est un lieu public que nous avons à partager en nous rappelant que derrière le volant de la voiture qui nous précède ou que nous croisons, c'est un être humain ou une famille entière qui y sont installés. La pratique routière n'a pas à être sous la loi du plus fort , du plus culotté et du plus rapide mais être celle des conducteurs les plus intelligents et les plus raisonnables. Nous sommes tous responsables de la sécurité routière et du partage  convivial de la route qui appartient à chacun de nous. Une autre piste de réflexion est représenté par un changement de notre mode de vie du "tout automobile". L'utilisation déraisonnable de l'automobile n'est pas remise en cause du fait de sa place dans l'économie et dans l'emploi (parc automobile français de 38 millions de véhicules au 1er janvier 012, soit plus d'un véhicule pour deux habitants). Une alternative politique serait de favoriser l'habitat près du lieu de travail, de développer le réseau des transports en commun et le co-voiturage ainsi que celui des modes actifs (vélo et marche à pied ) en milieu urbain.

L'accident de la route n'est pas, sauf rares exceptions, inévitable. Il ne faut plus le considérer comme une fatalité, la faute à "pas de chance", un fait incompressible, lié à la nature humaine et à notre société motorisée. Chacun de nous a, dans sa famille ou ses connaissances, une ou plusieurs personnes victimes de ces délits routiers quotidiens et négligés. Nous ne pouvons pas vraiment "sauver des vies", comme l'expliquait au début le philosophe, mais nous devons, tout du moins, nous efforcer de ne pas en briser ou en gâcher en respectant la loi de la route.


Dominique LE HOUEZEC


(1) "Les derniers chiffres de la sécurité routière, le sophisme des vies sauvées". France Culture, 3 avril 2012, "Le monde selon Raphael ENTHOVEN" (2) ONISR, fichiers des accidents
(3) OEDT(Observatoire français des drogues et toxicomanies)"Projet DRUID : Conduite sous l'influence des drogues, de l'alcool et des médicaments". 17.12.2012 
(4) Pondération. Bulletin de la Ligue contre la violence routière N°93, été 2012
(5) BEH "Estimation de la morbidité routière, France, 1996-2004" - INVS 6 mai 2008
(6) Obligation du port de la ceinture de sécurité  dans les véhicules de moins de 9 places. Conseil national des transports - juin 2005
(7) La Dépêche 18.4.2013 "9e baromètre d'Axa Prévention", réalisé par la SOFRES(8) IFSTTAR (Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux) "Les petits excès de vitesse, anodins et pourtant mortels !" - 28 mars 2013(9) Denis BOULARD "Radar Business"- First Edition Paris 2012