Aimé Césaire, 94 ans, est mort jeudi matin au CHU de Fort-de-France (Martinique), où il était hospitalisé depuis le 9 avril.
Aimé Césaire est né en 1913 sur un versant de la Montagne Pelée, dont l’éruption cataclysmique du début du siècle est dans toutes les mémoires martiniquaises. Le poète se disait volontiers ” péléen “, autrement dit ” éruptif “. Césaire donne sens au mot en le prenant dans son origine volcanique, dans sa gravité géologique, c’est-à-dire terrienne, mais aussi magmatique, pesante par ses blocs d’incandescence, attirée vers la profondeur mais aussi vers le ciel dans sa dimension explosive.
Césaire dit un mot et le siècle prend sens
Négritude est le mot. Il l’écrit pour la première fois dans la revue L’Etudiant noir, en 1934, en plein Paris. Il est étudiant à l’Ecole normale supérieure, quatre ans avant la dernière grande exposition coloniale, où culmine et s’abîme le voyeurisme pour des indigènes encagés.
” Négritude ” dit la conscience d’être noir, la conscience d’être un Noir, la conscience d’être un homme, la conscience d’être une souffrance : ” Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. “, écrit Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, manifeste poétique des étudiants Césaire, Senghor, Damas.
Son Cahier prend source au volcan péléen :
Ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
Eia pour le Kaïlcédrat royal ! Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
La Seconde Guerre mondiale est un autre cataclysme qui s’exprime en Martinique aussi par un régime vichyste. La poésie de Césaire endosse les arcanes du surréalisme et se protège ainsi de toute censure. Lors d’un passage dans l’île, André Breton le découvre dans la revue Tropiques, qu’il vient de créer : ” La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant. ” Césaire fait de la poésie surréaliste ses Armes miraculeuses, titre d’un recueil publié en 1946…
1946, année de la loi de départementalisation, qui transforme le statut des colonies d’Amérique et de la Réunion, en Départements d’outre-mer (DOM). Le poète est engagé en politique… pour une carrière de maire pendant 56 ans, de député pendant 48 ans.
Autre mot que Césaire crie en lui donnant sens et portée universelle : colonisation. Nous sommes en 1950. Plus d’un demi-siècle après, son Discours sur le colonialisme reste avec le Cahier son livre le plus diffusé et le plus traduit :
” Aucun contact humain, mais des rapports de domination, et de soumission qui transforment (…) l’homme indigène en instrument de production. À mon tour de poser une équation. Colonisation = Chosification. “
En 2008, Le Petit Robert rajoute cette citation (colonisation = chosification) à une définition controversée de la colonisation.
Avec les années 60, la parole de Césaire prend vie sur scène par ses écrits de théâtre. Avec son adaptation pour un théâtre nègre de La Tempête de Shakespeare, Césaire écrit en 1969 (Une Tempête) :
” Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées. “
Nègre fondamental, chantre de la négritude, grand cri nègre : autant d’attributs lyriques qui accompagnent la poésie épique de Césaire. ” Ma poésie est née de mon action. “ dit-il dans un entretien au Monde. Cette poésie s’est faite plus rare et plus ramassée, plus dense sur la fin de sa vie (Configurations, Noria, 1976) :
” Quand je me réveille et me sens tout montagne
pas besoin de chercher. On a compris.
Plus Pelée que le temps ne l’explique.
D’autres fois à me tâter tatou, je m’insiste
de toute évidence en Caravelle, étreignant
sans phare tous feux éteints et de flibuste…”
Césaire n’est pas que dans l’obscurité du magma (Moi laminaire, 1982) :
J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable…
Chronologie
1913 : naissance le 26 juin, commune de Basse-Pointe, Martinique.
1934 : fondation du journal L’Étudiant noir par Césaire, Senghor, Birago Diop, Léon Gontran Damas. Apparition pour la première fois du terme de « Négritude ».
1934 : Admis à l’École Normale Supérieure.
1937 : mariage à une étudiante martiniquaise, Suzanne Roussi.
1939 : acte de naissance de la négritude littéraire avec la publication de Cahier d’un retour au pays natal
1945-2001 : carrière politique, maire pendant 56 ans, député pendant 48 ans.
1946 : rapporteur de la loi de départementalisation qui change le statut des colonies françaises d’Amérique et de l’Océan indien en DOM.
1947 : Création de la revue Présence africaine par Alioune Diop. Dans ce premier numéro, signent Césaire, Senghor, Gide, qui en rédige l’avant-propos, Sartre, Wright, Monod, Mounier, Camus.
1950 : Le Discours sur le colonialisme révèle aux Européens le racisme colonial, quelques années après la disparition du nazisme.
1950 : premier voyage en Haïti.
1956 : Césaire rompt avec le Parti Communiste Français après l’invasion de la Hongrie par l’URSS.
À partir de 1956, Césaire s’oriente vers le théâtre. Et les Chiens se taisaient explore les drames de la lutte de décolonisation autour du personnage du Rebelle, esclave qui tue son maître puis tombe victime de la trahison.
1958 : Césaire crée le Parti Progressiste Martiniquais (PPM), dont l’ambition est d’instaurer « un type de communisme martiniquais plus résolu et plus responsable dans la pensée et dans l’action ». Le mot d’ordre d’autonomie de la Martinique est situé au cœur du discours du PPM.
1963 : Trois pièces de théâtre. La Tragédie du Roi Christophe (1963) revient sur l’indépendance haïtienne, en mettant en scène ses contradictions. La pièce sera inscrite au répertoire de la Comédie-Française. En 1966 : Une saison au Congo met en scène la tragédie de Patrice Lumumba. En 1969 : Une tempête, inspiré de Shakespeare, explore les catégories de l’identité raciale et les schémas de l’aliénation coloniale.
2006 : le nom d’Aimé Césaire est évoqué pour le prix Nobel de la Paix. Il n’aura pas le Nobel et ne sera pas membre de l’Académie française.
2008 : admis le 9 avril au CHU de Fort-de-France pour des troubles cardiaques, Aimé Césaire meurt le 17 avril, à l’âge de 94 ans.
Comment lire Césaire
L’ACTUALITÉ : Cahier d’un retour au pays natal, documentaire d’Arte, joué par Jacques Martial (diffusion mai 2008).
EN PRIORITÉ : Cahier d’un retour au pays natal ET Discours sur le colonialisme aux éditions Présence africaine.
SITE LITTÉRAIRE : Ile en île .
À ÉCOUTER : Les grandes voix du Sud, 1. Négritude et poésie (3 CD), 2. Insularité et poésie (4 CD), Frémeaux et associés, 2007.
A l’origine parus dans les années 1980, ces entretiens invitent à pénétrer dans l’intimité de la création poétique du Sud. Lectures et intermèdes musicaux.
À VOIR :
Aimé Césaire, Euzhan Palcy, Aimé Césaire : une parole pour le XXIe siècle, Max Milo, 2006, livre + un coffret de 3 DVD, Ed. bilingue frrançais-anglais. Un recueil conçu à partir des interviews menées en 1993.
POUR SA GRANDE CLARTÉ : Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala, 2001
POÉSIE EN POCHE rééditée récemment : Césaire, Ferrements et autres poèmes, préf. Daniel Maximin, Points, 2008
PAROLES PRIVÉES :
Ari Gounongbé, Lilyan Kesteloot, Les grandes figures de la négritude, L’Harmattan, 2007
LA BIOGRAPHIE : Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé. Vents d’ailleurs, 2002
ENTRETIENS : Nègre je suis, nègre je resterai, entretiens avec Françoise Vergès. Albin Michel, 2005.
UN DÉLICE : René Hénane, Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, Jean-Michel Place, 2004.
UN DÉRIVÉ : Patrice Louis, A.B.C…Césaire, Césaire de A à Z, Ibis rouge, 2003
LA CRITIQUE DE L’INTÉRIEUR : Raphaël Confiant, Aimé Césaire : une traversée paradoxale du siècle, Ecriture, réed. 2006
L’INTÉGRALE : Aimé Césaire, Oeuvres complètes, Desormeaux, Fort-de-France, 1976.