Poésie du samedi, 59 (nouvelle série)
à Alain G. pour l’éclairer,
Zao Wou-Ki vient de quitter le monde terrestre pour rejoindre l’éternelle abstraction dont il livrait de lyriques aperçus dans ses toiles souvent gigantesques. En hommage à ce peintre immense que j’admire depuis que je l’ai découvert au Grand Palais en… 1981– et dans la continuité de cette chronique pleine de cohérences aventureuses – voici un texte de René Char, poète immense, qui est précisément l’un des fruits de sa rencontre et de son amitié avec Zao Wou-Ki.
Dans l’œuvre qui s’intitule étrangement Effilage du sac de jute, il y a à voir des peintures de Zao Wou-Ki et à lire des poèmes de René Char, mais les uns ne sont surtout pas l’illustration des autres ou l’inverse. C’est plutôt une œuvre à quatre mains, tracés d’encre et de peinture dialoguant, où les pattes de mouches du poète sont au format de poche bien plus pénibles à déchiffrer que les touches colorées du peintre… Mais ça vaut le coup, tout comme la préface lumineuse d’un qui sait lire et sentir, un certain Dominique de Villepin : «… l’œuvre commune a vu le jour. Elle a fait son chemin depuis les ténèbres de l’incréé jusqu’à la lumière, enfant exposé. Elle a été le terme d’un devenir, d’un échange façonné par le temps. Lumière et matière – voilà de quoi il s’agit. Voilà ce qui s’agite sur les pages. La création, tant du poète que du peintre, est nécessaire, puisque la lumière a été chassée de nos yeux. Elle s’est enfouie quelque part dans nos os. A notre tour nous la chassons pour lui restituer sa couronne. (Char). La lumière nous revient comme à des aveugles, au terme d’un labeur patient, après l’effilage, après le dévoilement, celui de la jute rugueuse, gangue de matière de mondes imparfaits. L’éclat des aquarelles de Zao Wou-Ki s’incorpore la lumière, s’étale en rhizomes sombres. Comme chaque fois chez le peintre, le surgissement surmonte le chaos, l’être s’extrait d’une catastrophe. Les origines ici hésitent. Elles se confondent. Que le verbe soit. Au commencement était la lumière. De leur différence naît l’ordre de l’existant, balbutiement du monde. »
J’avais à première relecture pensé intituler cette chronique Minuit, puisque Char parle de l’air humide de minuit. Mais outre qu’une précédente chronique au moins portait déjà ce titre, Ordo ab chao m’a été suggéré par la préface de DDV et m’est apparu plus opportun.
Libera II
Approche de cette percée : la rose, dont la mort sans hébétude
Te propose une mort apparentée.
Flâne autour de la noble élue ; tu la trouves ordinaire bien que fille de noble rosier.
La fleur de lin, l’aphyllante, le cyste rustique
Demeurent les préférées,
Ceux sur lesquels tes yeux s’abaissent dans le calme et dans l’aride.
Mais la rose ! Justement, cette nuit, on a tiré sur elle.
Le trou adulateur à peine se distingue à la base de la nouée.
Meure la rose ! Sa vraie ruine ne s’achèvera qu’au soleil disparu.
Elle aspirait à l’air humide de minuit,
A l’écoute d’un rare passant.
Il vint. Elle et toi à présent avez blessure égale.
Ta forme a cessé d’être intacte sous le voile d’aujourd’hui.
Nulle rémission pour toi ; nulle retenue pour elle.
Le coup silencieux vous a atteint au même endroit, de l’aile et du bec à la fois,
ô ellipsoïdal épervier !
René Char (L’Isle sur la Sorgue,14 juin 1907 – Paris, 19 février 1988) & Zao Wou-Ki (Pékin, 1er février 1920 – Nyon, 9 avril 2013), Effilage du sac de jute, préface de Dominique de Villepin, Poésie Gallimard, 2011 (1ère édition en 1979).
Et puis encore ceci :
Récit écourté
Tout ce qui illuminait à l’intérieur de nous gisait maintenant à nos pieds. Hors d’usage. L’intelligence que nous recevons du monde matériel, avec les multiples formes au-dehors nous comblant de bienfaits, se détournait de nos besoins. Le miroir avait brisé tous ses sujets. On ne frète pas le vent ni ne descend le cours de la tempête. Ne grandit pas la peur, n’augmente pas le courage. Nous allons derechef répéter le projet suivant, jusqu’à la réalité du retour qui délivrera un nouveau départ de concert. Enserre de ta main le poignet de la main qui te tend le plus énigmatique des cadeaux : une riante flamme levée, éprise de sa souche au point de s’en séparer.