Il fut un temps où les trains connaissaient encore le chemin qui conduit aux Monts. Ils se gardaient bien d’y pénétrer. Escalader leurs collines, fussent-elles modestes, aurait été au-dessus de leurs forces. Traverser leurs sombres vallées tracées depuis des millénaires pour héberger leurs humbles cours d’eaux une gageure. Ils se contentaient de les contourner. D’ailleurs, le risque eut été trop grand d’effrayer quelque biche égarée, de distraire un renard en quête d’un poulailler ou de réveiller au sortir d’un sentier ombreux un garde-champêtre assoupi. On avait en ce temps là la plus haute considération pour ce qu’on appelle aujourd’hui la nature avec un grand N pour en bien marquer le caractère mystique.Les tortillards des Monts, comme on les appelait, mettaient cependant un point d’honneur à y respecter une courte halte les jours de marché au chef-lieu du canton. Les autochtones qui hantaient alors les épaisses forêts qui recouvraient les Monts ne les auraient pour rien au monde ignorés.Les sentiers creusés par des générations de paysans résonnaient alors de grincements de bicyclettes surchargées, d’exhortations aux placides limousines attelées aux charrettes à accélérer l’allure, de salutations sonores aux parentèles des hameaux voisins ou des fermes éloignées. Tout ce monde se retrouvait dans la brume du petit matin à la gare qu’on appelait simplement la Station parce qu’elle n’était guère constituée que d’un hangar ouvert à tous vents et d’un quai approximatif. Bientôt, un joyeux cliquetis de ferrailles annonçait aussi sûrement l’arrivée du train que l’antique corne de brume qui datait, disait-on, des Prussiens. La cohue s’organisait alors. Les femmes montaient les premières, poussées parfois par les hommes qui enfournaient ensuite les enfants, les vieillards, les poules et les lapins, les paniers de légumes et, parfois, un ou deux cochons, un agneau de printemps ou un mouton. On y vit une fois un veau de lait destiné à la femme du sous-préfet. S’il était de belle humeur, Marcel, le chef de train, toujours dûment coiffé de sa casquette qui le différenciait des simples usagers, sifflait alors le départ. S’il était "mal luné", les derniers devaient courir et sauter s’ils tenaient absolument à participer au voyage. On en vu, marris et penaud, rester sur le quai comme de vulgaires retardataires. La plus grande confusion présidait ensuite à l’installation dans l’unique compartiment qui aurait presque tenu du wagon à bestiaux si des banquettes de bois ne l’avaient meublé de part et d’autre d’une allée centrale toujours encombrée des paquets les plus divers. De tout façon, point n’était besoin de se hâter car la corne signalait bientôt l’arrivée à destination. La même symphonie s’exécutait pour le retour. Il fallait seulement ajouter les vantardises des hommes qui avaient parfois abusé du verre de trop au bistrot du marché, les pleurs des enfants rompus de fatigue et les plaintes des femmes excédées. Mais ces enfants ont grandi et sont partis à la ville. Leurs parents ont vieilli et n’ont plus la force ou le goût d’aller ainsi, chaque semaine, arpenter les allées de plus en plus clairsemées du marché. Les tortillards ont été remisés dans les hangars de la Compagnie. Seule demeure encore la Station. On l’a rafistolée et repeinte en blanc pour la montrer aux touristes qui ne croient qu’à moitié aux radotages du vieux Marcel lorsqu’il leur rabâche sa vie de Chef de Train des Monts. D’ailleurs, les Monts eux aussi ont changé. Les châtaigniers qui couronnaient les collines ont été envoyés à la scierie. On a planté, à leur place, des éoliennes. Nul encore n’a compris le sens des messages qu’elles envoient lorsque soufflent les vents venus de l’océan. Marcel prétend qu’elles racontent des histoires de marins. Peut-être ! Allez savoir !