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Choisir son MBA en 1789 : les priorités de la bourgeoisie française

Publié le 18 avril 2013 par Roman Bernard

Choisir son MBA en 1789 : les priorités de la bourgeoisie française

« Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils passent leur MBA ! »

Ironie de l'expatriation, c'est sur un blog américain consacré à la France, Gallia Watch, que j'ai découvert la « une » du Point de cette semaine. Gallia Watch l'avait trouvée sur Le Salon Beige, que je ne lis pas car l'empilement de faits divers, sur Fdesouche ou ailleurs, a tendance à me lasser très vite.
Le Point se demande donc si nous sommes en 1789, en utilisant d'ailleurs le même surtitre, « Comment naissent les révolutions », que Dominique Venner dans un article publié deux jours plus tôt sur son site personnel. Étant donnés les délais de production de la presse hebdomadaire, il s'agit probablement d'une coïncidence. Néanmoins, ce n'est pas la première fois que Venner tient ce genre de propos, et je suis prêt à parier un dollar canadien que le directeur de la NRH n'est pas mentionné dans le dossier du Point.
Ce n'est pas tellement la « une » elle-même qui est significative. Il y a certes des analogies à faire entre Louis XVI et François Hollande, Marie-Antoinette et Valérie Trierweiler (et Carla Bruni, d'ailleurs). En revanche, imaginer que Mélenchon ferait aujourd'hui partie des insurgés, et non des défenseurs de l'ordre établi, est grotesque. Mais il faut dire que personne, parmi les principales personnalités politiques, ne dénonce le bluff de Méluche : ni la droite, qui, depuis le retrait de Besancenot, utilise cet épouvantail gonflé à l'hélium pour effrayer le bourgeois (cela a marché à merveille l'an dernier), ni la gauche, qui a besoin de traîner avec elle une odeur de révolte pour perdurer, bien qu'elle détienne tous les pouvoirs.
Non, ce qui m'a frappé, c'est le titre secondaire, tout en bas de la page : « Comment choisir son MBA ». Nous sommes donc dans une situation insurrectionnelle, à la veille d'un bouleversement majeur, mais il est important qu'Anatole-Amaury et Garance-Charlotte choisissent scrupuleusement leur formation à l'« administration de l'entreprise ». Après tout, si Paris brûle, ils auront toujours une solution de repli en faisant du consulting dans une tour réfrigérée de la City ou de l'audit dans un cube en béton à Pudong.
La bourgeoisie fait semblantSi j'étais excessivement optimiste, j'y verrais un couac, digne de bientôt figurer dans les manuels d'histoire aux côtés du fameux « Rien » du carnet de chasse de Louis XVI. Mais comme j'essaie d'être réaliste, j'y vois surtout le fait que la bourgeoisie française fait semblant. Elle sait bien qu'avec « Frigide Barjot », sa « France black-blanc-beur » introuvable, l'espérance que lui inspire l'UOIF et son appel à matraquer des campeurs en sweat, il n'y a pas grand-chose à attendre de ce mouvement. Elle sait également, la bourgeoisie, que l'affaire Cahuzac n'augure pas de têtes qui roulent, sinon celles de redressés fiscaux sur qui va s'abattre la rigueur de Bercy. La bourgeoisie, en payant des conseillers fiscaux, saura se défaire d'une Inquisition fiscale qui conduit les patrons de PME à fermer boutique.
La bourgeoisie française, au fond, joue à se faire peur, comme elle s'est fait peur lors de la dernière élection présidentielle. Étant encore en France à l'époque, je me souviens de la panique qui s'est emparée de Sarkoland alors que la défaite de son champion paraissait inéluctable. On pouvait entendre, dans certains dîners en ville, des affirmations aussi contradictoires que « La France est foutue » et « Hollande ne doit pas passer ». Si la France est foutue, à quoi bon tenter de la sauver en jetant tous les cinq ans un bout de papier dans une boîte en plastique ? C'est le genre de question qu'on ne se pose pas dans les milieux bourgeois, et auquel on ne veut surtout pas répondre quand un outsider la soulève.
Au fond, l'homme de droite cherche moins à améliorer effectivement la situation qu'à se réconforter. S'il croyait vraiment la situation désespérée, il s'expatrierait ou entrerait en résistance. Il ne continuerait pas, comme si de rien n'était, à profiter indûment de la bulle immobilière et de l'impasse de la jeunesse.
« Gentrification » et déni de réalitéNéanmoins, cette peur est légitime, et un détour par la trilogie Batman de Christopher Nolan s'impose pour le comprendre. Dans Batman Begins (2005), Gotham est totalement soumis à la pègre : les rues sont dangereuses, les criminels petits et grands tiennent le pavé, les édiles sont notoirement corrompus. 
Si la bourgeoisie gothamienne continue à bénéficier d'une économie à deux vitesses, elle est régulièrement décimée, comme un troupeau de gnous attaqué par des prédateurs. C'est sur cette pègre, incarnée par le parrain de la mafia locale, Falcone, et le Dr. Crane, narco-trafiquant, que la Ligue des Ombres et Ra's al Ghul s'appuient pour provoquer le chaos. Néanmoins, le golden-boy Bruce Wayne/Batman, initié par la Ligue des Ombres avant de la trahir, réussit assez facilement à s'interposer.
La bourgeoisie, qui ignore que Batman est issu de ses plus hautes strates, trouve son héros en Batman. Mais, Gotham à peine sauvé, voilà qu'une menace encore plus sérieuse apparaît à l'horizon : le Joker.
Dans The Dark Knight (2008), la collaboration de circonstance entre Batman, le commissaire Gordon, le procureur Harvey Dent et le maire hispanique gay Anthony Garcia, commence à porter ses fruits. Batman aide la police à coffrer les criminels, Gordon nettoie ses rangs des éléments corrompus par la mafia (dont le nouveau parrain, Maroni, est beaucoup moins redoutable), Harvey Dent enferme préventivement un millier de criminels qui régnaient sur les trottoirs jusqu'alors. Les rues sont assainies, la confiance revient, et les différents gangs voient la fin de leur empire s'approcher à très grands pas.
C'est alors que surgit le Joker. Lui a bien compris que la pègre, qu'il méprise, est en train de perdre la partie face au quatuor formé par Batman, Gordon, Dent et Garcia. Comme attaquer frontalement Batman lui est impossible, sa stratégie vise à rompre l'alliance tacite entre Batman et l'establishment. Le Joker sait que le bourgeois aspire avant tout au « doux commerce » vanté par Montesquieu, et qu'il abhorre par-dessus tout l'« esprit de conquête et d'usurpation » dénoncé par Benjamin Constant.
Il commet donc une série d'assassinats médiatiquement orchestrés en menaçant de continuer si Batman ne révèle pas son identité. Devant ce chantage, la bourgeoisie de Gotham, qui venait tout juste d'être sauvée par Batman, se détourne de lui. Court-termiste, elle réclame sa tête, alors que cela donnerait les coudées franches au Joker pour faire revenir le chaos à Gotham. Ainsi s'explique son acceptation du mensonge ridicule, à la fin du film, selon lequel Batman aurait été l'allié du Joker et aurait assassiné Harvey Dent. Éprise au-delà de toute autre considération de confort et de sécurité, la bourgeoisie est prête à accepter n'importe quel ordre, fût-il basé sur le mensonge, fût-il tenable à court terme seulement.
Ra's al Ghul, qui était un traditionaliste, disciple de Julius Evola, avait sous-estimé le degré de cruauté dont il lui faudrait faire preuve pour plonger Gotham dans le chaos. À l'inverse, le Joker, disciple de Nietzsche et voulant aller par-delà le Bien et le Mal, n'avait pas arrimé sa stratégie du chaos à un projet positif. Il s'était appuyé sur des évadés de l'hôpital psychiatrique pour constituer ses troupes, des troupes douteuses par conséquent. La stratégie du chaos ne fonctionne que si elle vise à ramener la Tradition.
Bane, dans The Dark Knight Rises (2012), va synthétiser leurs deux approches : s'assurer de la destruction totale de Gotham (au contraire de Ra's al Ghul) pour permettre à la Tradition de resurgir dans un monde enfin délivré de ses métastases. Il est intéressant que l'histoire de ce troisième opus se passe huit ans après celle du deuxième, qui succédait directement à celle du premier. Gotham est complètement gentrifié : les rues sont proprettes, la criminalité a été repoussée, territorialement et statistiquement, aux marges de la société. Les élites sont satisfaites d'elles-mêmes : la Bourse tourne, les matches de football font stade comble. Grâce à l'enfermement préventif du millier de criminels, confirmé par le maire Garcia, régulièrement réélu depuis huit ans, la police en est réduite à pourchasser les impayés de bibliothèque, comme s'en plaint le détective Blake, futur Robin, qui sait que cette vision de fin de l'histoire est illusoire. Quelque chose est pourri au royaume de Gotham, et si la pourriture n'est pas visible, elle ne va pas tarder à resurgir, symboliquement depuis les égouts, où Bane a établi sa base.
Gotham, miroir de la métropole occidentaleSi l'on y réfléchit bien, la situation de Gotham est semblable à celle de la plupart des métropoles occidentales : Manhattan, qui dans les années 70 a inspiré un film comme Taxi Driver, a significativement réduit sa criminalité en se gentrifiant, et en chassant au passage non seulement les malfrats, mais également les classes moyennes et populaires blanches qui en avaient fait l'histoire. 
Barcelone, ville d'une extrême saleté il y a une dizaine d'années, comme le rappelle justement Judith Godrèche dans L'Auberge espagnole (2002), est aujourd'hui une métropole loungisée, où la sangria accompagne le California roll et la musique d'ascenseur se mélange aux mélodies latino-américaines. 
Londres, moyennant une hausse indécente des prix de l'immobilier, a effectivement mis fin à l'agitation des années punk. À la vie aussi. Il est devenu impossible d' fonder une famille si l'on n'a pas l'heur d'appartenir à l'une des deux extrémités du corps social, paradoxalement unies dans leur parasitisme.
Nous ne sommes pas beaucoup de détectives Blake et de Catwomen à savoir que quelque chose cloche, que le couvercle de la cocotte ne va pas tarder à sauter. Comme je le notais il y a deux ans, « [l]es individus sont atomisés dans des enfers urbains ou péri-urbains. Les familles sont éclatées (divorces, fuite du père, exode des enfants ayant grandi vers les métropoles). Il n’y a plus guère de vie locale authentique : les régions sont de plus en plus centralisées, administrativement et économiquement, par les capitales régionales, les villes moyennes s’organisent de plus en plus en conurbations interminables, quant aux petites villes et aux villages, s’ils ne sont pas déserts, ce sont de simples dépendances résidentielles des villes. » Pendant que notre environnement se résume de plus en plus à des non-lieux, tous quasi-identiques de Seattle à Moscou, des signes de fissuration de la marmite sociale se multiplient. Ceux-ci proviennent surtout des « banlieues » aujourd'hui, mais il semble que le pays réel soit en train, à son tour, de se réveiller, partout en Occident. Il est encore trop tôt pour dire ce qui en sortira, mais il est certain que la bourgeoisie, y compris de droite, fera tout pour s'y opposer.
Roman Bernard

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