Magazine Culture
Vous aurez peut-être remarqué les nombreux remous dans les métiers du livre, plus particulièrement dans le métier de libraire, ces derniers temps ? De grandes batailles sont en cours, la plus sanglante étant celle livrée à Amazon, mais pas que, bien-sûr. Le métier va mal, autant pour les petits que pour les grands (la preuve avec Virgin). Vous pouvez vous renseigner là-dessus ici, ou encore ici, et ici, et ici. Ça vous donne un petit aperçu de ce qu’il se passe dans vos librairies indépendantes, qui cherchent à garder la tête hors de l’eau en tentant de multiplier les événements, de vous renseigner sur le prix unique du livre (c’est vraiment pas moins cher chez Auchan…), de se fédérer pour une meilleure visibilité, un meilleur service, plus d’humanité. Bref. Ca va pas fort quoi. Les chiffres sont en berne, les librairies ferment, les lecteurs désertent les boutiques physiques pour celles de la toile, des libraires sont aux chômage, et moi je reçois pas de prime à Noël parce qu’on ne fait pas aussi bien que l’an dernier, et avec mon petit salaire de smicarde, ben Noël c’est pas drôle. Voilà, j’avais besoin de me plaindre un peu, rapidement, parce qu’après ça énerve les gens. (« ouaaais, les librairies y s’plaignent tout’l’temps mais font rien pour s’améliorer aussi. Déjà t’sais t’as choisi d’vendre des livres t’assumes, c’est une passion et c’est mal payé ben et alors ? Pis t’a qu’à m’envoyer mon livre en 24h sans frais d’port si tu veux que j’aille pas chez Amazon parce que mon livre même si j’en ai pas besoin là j’le veux quand même maintenant, tout d’suite, sans attendre, chu pressé ! »…. Hm.) Moi je ne veux pas perdre les librairies. Rien que d’imaginer un monde où je ne pourrais plus flâner entre des rayons de livres, les prendre en main, les feuilleter, farfouiller dans les rayonnages à la recherche du livre que j’ai envie de lire, ça me chafouine, ça me donne mal à l’estomac. Je dis ça en tant que librairie ET lectrice. Fut un temps où je n’étais qu’une cliente de librairie parmi d’autre… Il est vrai qu’Amazon propose un large choix de livres, certains difficiles à trouver dans les petits stocks des petites librairies (confinés dans de petits locaux avec des loyers de malade, j’dis ça j’dis rien !). Malgré tout dans les petites librairies aussi vous trouvez des perles, des mises en avant de romans que personne ne vous conseillerai sur Amazon (peut-être un algorithme de temps en temps, si vous avez de la chance, vous dirait « telle personne a aussi acheté ça »… mouais. Ok.). Comme ma découverte de cette édition fabuleuse des Exploits d’Englebrecht aux éditions Passage du Nord Ouest, qui m’est nonchalamment tombé entre les mains à l’ouverture d’un carton de nouveautés. Ce n’est pas moi qui avait travaillé ce titre avec le représentant de cette maison d’édition, je ne savais donc pas qu’il existait, c’était un peu comme la découverte d’une pépite d’or dans une rivière boueuse du Far West.
Et là, j’ai lu cette quatrième de couverture tapageuse, alléchante, qui m’a tout de suite fait comprendre que je ne pourrais pas contourner Engelbrecht. Imaginez un club de Sportsmen surréalistes dans l’Angleterre des années 40. Leur membre le plus renommé est Engelbrecht, un nain champion de boxe surréaliste (il a quand même mis K.O une horloge comtoise et un fauteuil de dentiste). Entouré du noyau du club, il se jette à corps perdu dans tous les sports et les arts surréaliste de l’époque : fin tireur de la grande Chasse aux sorcières organisée à l’Abbaye du Cauchemar, amateur de théâtre Végétal (après une bonne petite carafe d’Ether), mécène de l’Opéra Canin, ou bien rugbyman émérite lors de la Coupe Interplanétaire contre les géants martiens, on peut dire que le nain Engelbrecht a marqué les mémoires de tous les supporters de sport surréaliste et heureusement son ami Maurice Richardson est là pour nous conter ses exploits. Vous l’aurez compris, Les Exploits d’Engelbrecht est un recueil d’histoires surréalistes écrites par Maurice Richardson, écrivain vénéré par Michael Moorcock et Ballard pour l’invention des aventures jouissives d’Engelbrecht. Moorcock est d’ailleurs à l’origine de la Postface de l’édition où il clame son amour pour l’auteur et le personnage. Les Exploits d’Engelbrecht est en fait un recueil d’histoires écrites entre 1946 et 1950 et originellement publiées dans le magazine Lilliput, lequel a connu son apogée dans les années 40, avant de tomber de péricliter et de tomber dans l’oubli après els années 50 et l’avènement de l’ère visuelle. Il a vu naître des auteurs tels Mervyn Peake, Arthur C. Clarke, mais l’œuvre de Richardson se détachait nettement de toutes les autres. Il a quand même disparu de nos étagères longuement, avant une (éphémère) réédition en 1977, puis enfin aujourd’hui en France un nouvelle édition avec deux histoires inédites ! Il faut voir l’édition, avec sa couverture moutarde du plus bel effet (ce n’est pas ironique, la maquette est vraiment belle) et ses illustrations originales qui agrémentent le texte. Ces illustrations déjà parues dans Lilliput sont issues des crayons de James Boswell, Gerard Hoffnung et Ronald Searle, dessinateurs de comics et écrivains de renom, qui ont participé à l’édition originale du livre. Se sont ajoutées sur cette dernière édition les traits de James Crawthorn (auteur de l’introduction de l’œuvre et illustrateur de Moorcock), John Coulthart, Kris Guidio. Autant vous dire que ça a tout de suite été un coup de cœur. Richardson ne pouvait pas plus verser dans le surréalisme, inventer de personnages plus loufoques, de situations plus burlesques que dans son univers des Exploits d’Engelbrecht, où chaque Sportsman a clairement un pet au casque et une propension importante à s’enfiler des cachets de benzédrine avec une coupe d’éther et un fumet d’opium. Le démarrage de l’histoire par la Chasse aux sorcières en vol n’a été que le début de mes fous rires. Ces personnages à la fois grotesques, grandiloquents et complètement toqués, capables du meilleur comme (surtout du pire) font le show dans un univers déglingués où se côtoient les monstres les plus inquiétants, les cauchemars ambulants, les objets animés, les animaux humanisés et les sports les plus dangereux et épiques de tous les temps. Catch contre un Kraken, golf à un seul trou de milliers de kilomètres de long où l’on gagne au 1274ème coup plusieurs mois après le début de la partie, match de rugby où « quelques poètes enchainent plusieurs passes. Chatterton pour Keats, Keats pour Shelley, Shelley pour Byron, Byron pour Wilde, qui cafouille. Il y a beaucoup de gloussement dans la mêlée ouverte. Les Martiens renvoient le ballon à leur trois-quart et il n’y a pas moyen de les arrêter. Ils traversent [nos] lignes comme du beurre, en moins de deux, font la nique aux statues de l’Île de Pâques que Dali a érigé pour garder les buts. Ils aplatissent de nouveau. » (p. 100-101), chasses à l’homme où l’on chasse toute sorte d’individus « instituteurs, agents de change, évêques, généraux, et de temps à autre, mais seulement lorsque leur fumet [est] très discret, un ou deux détenus de Dartmoor », Pêche à la ligne dans le coude du Canal derrière l’Usine à Gaz, juste à l’endroit où débouchent les égouts de la ville… …bref, vous vous rendez bien compte que les sports du club des surréalistes sont assez… surréalistes ! Et extrêmement drôles, fins, avec cet humour anglais improbable capable d’associer une atrocité, une incongruité et un acte tout à fait banal, et ce avec une écriture relevée, belle et bien tournée, une plume comme on en voit rarement aujourd’hui et que j’attribue beaucoup au talent purement anglais, ce talent qui mêle à la perfection narration et écriture. Engelbrecht, sa Némésis Chippy de Zoëte, son minable agent Lizard Bayliss, le petit Charlie Wapentake, Dan le rêveur (arbitre de tous les sports), l’Id le mécène du club, et bien-sûr le narrateur (Richardson ?) forment un groupe improbable, déjanté, surréaliste, parmi lequel figure de temps à autre un Dali, inspiration détournée, moquée, adorée par le Club des Sportsmen. Les références à la littérature, à l’histoire et la politique anglaises fusent de toute part, se mêlent dans les incroyables aventures d’Engelbrecht, agrémentent le tout d’un peu plus de folie provocatrice, et même si de temps à autre les notes de bas de page concernant tel groupuscule ou telle personnalité anglaise m’ont été indispensable, j’ai su apprécié ces hommages, ces pastiches, ces parodies succulentes et truculentes. Je vous le conseille à tous et à toutes, une petite aventures d’Engelbrecht de temps en temps redonne le sourire, délie l’imagination (oui du coup les aventures font énormément marcher l’imagination, comme tout bon surréalisme), cultive et donne du plaisir. Une perle en somme, et comme M. Moorcock le raconte dans sa Postface, j’aimerai pouvoir moi aussi acheter des vingtaines d’exemplaires et les distribuer autour de moi pour répandre la bonne parole. Malheureusement j’ai des charges à payer et un loyer. Alors je vous encourage à faire ce geste : allez en librairie et demandez Les Exploits d’Engelbrecht, commandez-le s’il le faut (allez, trois jours à attendre c’est pas la mort), et lisez-le !