Quand je pense que j'ai quitté El Paso, ma famille et mes amis pour tenter ma chance vers le Rio Grande. « Là-bas, il y a de l'or ». Je passais tous les jours devant cette affiche jaunie, collée sur le mur du cimetière, qui proclamait «250 Millions pour 5000 projets ». Ça s'adressait à des gens comme moi, les rebelles, ceux qui ont des idées, qui rêvent de grands espaces, qui savourent l'odeur de la poudre et la poussière sur leurs santiags. Qui dorment à la belle étoile, la tête sur la selle, en rêvant sous la lune dans le décor de Monument Valley, pendant que le feu s'éteint et qu'au loin, hurlent les coyotes. Je ne suis pas un perdreau de l'année et je me doute bien que cette opération a juste pour objectif de compléter leur fichier clients. Et que les 250 millions promis risquent fort de ne pas sortir des coffres de la Banque. Les banques ont les mêmes produits, les mêmes organisations, les mêmes contraintes règlementaires... Seul le marketing peut faire la différence. Du coup, on martèle un infime point de détail, qui devient une tuerie, tellement elle respire l'innovation ébouriffante et l'avantage concurrentiel de première bourre.
J'ai terminé ma présentation et je sens déjà que ça n'ira pas plus loin. Le chargé de clientèle me dit que ce que je présente est intéressant. Je m'en doute un peu aussi. Sinon, je n'aurais pas fait l'effort de me déplacer dans cette agence en travaux, au bord d'un boulevard au trafic infernal, pour être reçu dans des locaux de fortune. Et par un jeune homme, un pied-tendre comme dans Lucky Luke, à qui on ferait sortir du lait de sa mère si on lui pressait le nez. Il tient à me faire deux remarques. La première est positive : « Votre projet est très abouti, il n'y a rien à ajouter ». La seconde est évidemment le coup de pied de l'âne. Il a compulsé mes trois derniers bilans que je lui complaisamment fourni. « Je vois à votre bilan une dette de 23000 €... ». Genre, ça fait tâche. Je lui réponds que ça me rappelle un dialogue des “Trois frères”, le film des Inconnus. Pascal Légitimus est reçu par un conseiller de l'ANPE, qui lui dit que chômeur, ça fait tâche sur un CV. Il lui répond, un peu énervé « Bon, alors, je trouve un boulot et je reviens vous voir, c'est ça ? ».
Je donne alors à mon tour mes conditions pour accepter d'aller plus loin. Car je viens de lire le doc qu'il m'a demandé de remplir. Et j'ai vite repéré qu'on me demandait une caution. Je suis propriétaire, avec ma femme, d'un bel appartement dans le 1er. Je suis un bobo revendiqué. Et franchement, la caution, c'est pas le point le plus faible de mon dossier, si je peux me permettre cet euphémisme. Je sais donc que si l'acceptation de mon dossier dépend de ce point, j'ai vraiment toutes les chances de mon côté. Mais cette perspective me fait sortir de mes gonds. On devait parler de projet, et il me faudrait quasiment la signature de mes parents et la bénédiction de Benoît XVI. Adieux veaux, vaches, buffalos et garçons vachers. Comme je suis un garçon raisonnable, et que mon interlocuteur n'y est pour pas grand chose (de toutes façons, ce n'est pas lui déciderait mais son back-office), je reste poli et je lui dit qu'on va en rester là et que je vais demander à ma banque habituelle. Vous savez, celle avec la pub «Alors, heureux ? »...
En sortant de la Banque, Dead Man Junction est toujours assoupie sous le soleil de plomb. Un Mexicain dort les pieds sur les rails du chemin de fer. Je remonte sur mon cheval et j'enquille la rue Etienne Marcel, direction mon ranch. Je sifflote « Dans les plaines du Far West quand vient la nuit...» Dans quelques jours, en arrivant à la maison, j'étreindrai Emma et je lui raconterai. Elle pleurera un peu, les enfants aussi. Mais elle comprendra. Et quelques jours plus tard, je repartirai...