Lady d’Arbanville était assise devant son guéridon depuis une petite heure, rédigeant sa liste de courses avant d’aller chez Carrefour. Une idée qui lui était venue récemment après avoir constaté que tous les clients de l’enseigne poussaient leur chariot d’une main, tout en consultant un papier de l’autre, qu’elle avait pris dans un premier temps pour un plan du magasin. Quand interpellant un client pour s’en procurer un, l’homme l’avait envoyée promener en la traitant de noms grossiers, mais qu’en jetant un œil furtif sur le document elle avait aperçu les noms de marques bien connues, elle avait réalisé que tous ici, entraient dans le supermarché munis d’une liste de provisions. Ce fût le déclic.
Toute sa vie elle avait fait ses courses à l’instinct. Ratissant les allées du vaste complexe dédié à la consommation, elle chargeait son caddie de boîtes, de paquets, de bouteilles, de pots, sur des critères de tailles et de couleurs uniquement, de manière à présenter à la caissière ce qui dans son esprit s’apparentait à une œuvre d’art. D’où son surnom de « la lady d’art en ville » que lui avait attribué le personnel du magasin, mais que son oreille faiblarde ou une réminiscence musicale ancienne avait converti en Lady d’Arbanville, ce qui, de son point de vue, avait plus d’envergure. Qu’importe.
Si l’on ne voit pas très bien les avantages à rapporter chez soi des sacs d’emplettes de cette nature, on envisage facilement les inconvénients en découlant quand vient l’heure de préparer le repas ou quand au petit coin le dernier rouleau lâche sa dernière feuille. Ayant compris l’intérêt de la liste de courses, Lady d’Arbanville avait donc pris une résolution, désormais elle rédigerait un mémo exhaustif de tout ce qui lui manquait et qu’elle devrait acheter avant de partir en courses.
Elle était donc attablée à son guéridon, listant boisons, conserves, plats cuisinés, desserts, produis d’hygiène et d’entretien, une belle liste capable de vous remplir un caddie jusqu’à la gueule et de vous vider un compte en banque en moins de deux. Le supermarché ne lésinait pas sur la taille de ses chariots grands comme de petits wagons, et Lady d’Arbanville n’avait pas l’intention de s’en laisser compter par le magasin, elle était tout à fait capable de remplir le sien. Non, mais ! Le bon sens n’était pas la qualité première de Lady d’Arbanville quoi qu’on en dise. D’ailleurs, personne n’avait dit le contraire.
Cette fois la liste était fin prête, lue et relue, chaque poste vérifié deux fois plutôt qu’une et Lady d’Arbanville se préparait à se lever quand Eloïse s’approcha de sa maîtresse. Eloïse, c’est la bonne, mais pas tant que ça à vrai dire puisque c’est madame qui doit faire les courses. Elle tend une enveloppe à madame, « N’oubliez pas vos bons de réductions car ils seront périmés d’ici demain ! »
Lady d’Arbanville se rassoit, Eloïse aurait dit qu’elle retomba sur son cul, perplexe elle se frotte le menton, elle allait devoir revoir entièrement sa liste. Les réductions ne s’appliquaient qu’à certaines marques et pas à d’autres ou à des conditionnements bien précis. Faire une liste chez elle, devait lui permettre d’économiser du temps en magasin mais si dresser cette liste prenait plus de temps que faire ses achats… un léger mal de crâne annonciateur de solutions extrêmes commença à la tarauder.
Voyant sa maîtresse dans l’embarras, la soubrette se crût obligée d’y mettre son grain de sel pour l’en dépêtrer. « Si madame renonçait à faire ses courses aujourd’hui et les reportait à après-demain ? » devant l’œil éteint de Lady d’Arbanville, Eloïse poursuit son raisonnement, « Ben alors, les coupons de réductions ne seraient plus valables, et la liste que madame vient de rédiger tout à fait d’actualité et donc inutile de la refaire… »
Devant tant de clairvoyance émise par le petit personnel, Lady d’Arbanville retrouva le sourire et conclut que cette Eloïse était réellement bien bonne.
Vermeer La maîtresse et sa servante (1667-1668) – Huile sur toile 89,5 x 78,1 cm – New York The Frick Collection