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Réunir la Chine, l'Inde et l'Afrique dans une même analyse ? Voici qui nous change un peu du discours sur les BRICS ou sur les émergents. Du coup, j'ai posé quelques questions à Jean-Joseph Boillot, son coauteur, pour qu'il nous en dise un peu plus. Merci à lui.
M. Boillot, vous venez de publier avec S. Dembinski « Chindiafrique : la Chine, L’Inde et l’Afrique feront le monde de demain » aux éditions Odile Jacob. Vous avez bien voulu répondre à nos questions autour des thèses novatrices que vous y développez.
Ce qui est le point de départ de votre analyse, c’est de constater que la crise n’est pas simplement une crise financière, mais un basculement du monde beaucoup plus profond : qu’entendez-vous par ce là?
Trois chiffres peuvent illustrer ce que j’appelle le basculement du monde d’ici 2030 : Alors qu’en 1950 l’Europe était aussi peuplée que Chine, celle-ci pèse désormais trois fois plus que l’Europe et deux autres Chine vont voir leurs courbes démographiques se croiser en 2030 autour de 1,5 milliard d’habitants : l’Inde et l’Afrique. Au total, le ratio entre ces géants et l’Europe sera ainsi de 1 à 9 . C’est d’autant un bouleversement que, deuxième chiffre, le nombre de jeunes de 18 à 25 ans sera passé de 1950 à 2030 de 200 à 700 millions contre une stagnation autour d’une centaine de millions dans le monde occidental. En gros, d'ici 2030, plus des 2/3 du capital humain mondial viendra de ces trois géants. Troisième chiffre largement lié au dividende démographique et de capital humain, avec une croissance tout à fait réaliste de 5-6% pour l’ensemble Chindiafrique, ce triangle verra sa part passer de 25 à 45% du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat, soit 4 à 5 fois la contribution à la croissance mondiale de l’ensemble OCDE.
Vous estimez que les émergents arrivent « à la table des décideurs » : pourtant, le G 20 est-il si convaincant ? Et au-delà même des affaires économiques, voyez-vous une solidarité entre « émergents », en dehors de l’union contre un certain Occident sur lequel il faudrait prendre sa revanche ?
Le sommet récent des BRICS à Durban en Afrique du sud a montré la naissance d’une coalition entre les trois géants à laquelle se sont rattachés le Brésil et la Russie. Il témoigne en effet d’une insatisfaction vis à vis de la lenteur des transformations voulues par ces pays dans le cadre des institutions de Bretton Woods et notamment du G20 dont c’était précisément l’objet. Que ce sommet de Durban n’ait été qu’un demi-succès si on en juge par les atermoiements à mettre en place une nouvelle banque de développement, ne doit pas occulter la volonté partagée de ces pays de se revoir désormais régulièrement dans ce format. En dépit des différences de régimes et de visions entre tous ces participants – qui représentent tout de même plus de la moitié du monde, voire 80% si on en juge par l’intérêt manifesté par les autres pays en développement- ce qui frappe tout de même est la volonté commune d’imposer un autre ordre mondial dans lequel le Sud défend ses intérêts. Elle se manifeste tous les jours lors des sommets internationaux comme sur le climat, aux rencontres de Washington etc.
Ainsi, il faut prendre acte de la montée en puissance de trois grands ensembles : la Chine et l’Inde (deux pays attendus) mais aussi l’Afrique, ce qui est plus surprenant : est-il légitime d’unifier ainsi l’Afrique, alors qu’elle apparaît diverse (entre Maghreb, pays sahéliens, pays de la bande tropicale, et cône sud) ?
La grande découverte de ma recherche depuis cinq ans est qu’il est manifestement légitime de parler de « l’Afrique » comme un tout, comme on parle de l’Europe ou de la Chine et de l’Inde pour trois raisons : une démarche collective croissante du continent africain pour prendre en main son avenir au travers d’institutions régionales ou panafricaine ; un sentiment d’appartenance très fort des Africains, et notamment de sa jeunesse autour du thème de la Renaissance africaine ; enfin une dynamique économique qui s’apparente tout à fait à ce que j’ai connu en Chine et en Inde à partir des années 1980-1990 et qu’on peut désigner pour faire simple par le terme de « décollage », même si le cheminement et les formes de ce décollage seront tout à fait spécifiques. Ce que j’appelle la recherche d’un « modèle africain » par analogie avec un modèle chinois qui est lui même très différent du modèle indien.
Vous appuyez votre démonstration sur la science la plus solide, pour les prospectivistes, qu’est la démographie : en quoi la démographie de ces trois grands ensembles est-elle significative pour votre thèse ?
Parce qu’elle concerne non pas la population au sens quantitatif, mais au sens qualitatif et détermine ce que j’ appelle dans ce livre les « Ressources humaines » et leur dynamique. De ce point de vue, la comparaison avec la Chine et l’Inde fait sens car j’y ai observé les mêmes transformations structurelles dans les années 1970-80 pour la Chine et 1980-90 pour l’Inde. Cela ne se réduit pas à la fenêtre d’opportunité démographique mais l’idée de base est bien là.
Le deuxième terrain de manœuvre est la course économique : si chacun le constate aujourd’hui, est-il équilibré entre les trois pôles ? et surtout, est-il soutenable ?
Équilibré, apparemment non, puisque la Chine est désormais la 2e puissance économique du monde avec un PIB quatre fois supérieur à celui de l’Inde, qui est lui-même deux fois plus élevé que celui de l’Afrique. Mais la nouveauté de l’approche est que ces trois géants forment un triangle qui fait système et qui s’avère beaucoup plus équilibré qu’on ne le pense. La Chine est le premier partenaire commercial de l’Inde et agit comme un agitateur pour ce pays qui a bien du mal à trouver son rythme de croissance inclusive. C’est aussi le premier partenaire économique de l’Afrique, y compris pour l’investissement. Mais l’Inde n’est pas loin puisque c’est le 3e partenaire de l’Afrique avec une orientation stratégique tant de sa diplomatie que de ses entreprises connues pour être particulièrement efficaces et novatrices. Pourtant le triangle est équilibré en raison précisément de cette relation de dépendance des trois pris ensemble. La Chine a autant besoin de l’Afrique pour ses ressources naturelles que pour son marché, et elle rencontre ici la concurrence de l’Inde qui permet aux pays africains d’être en position de force malgré le déséquilibre des poids économiques.
Soutenable, non si l’on veut dire par là que ces trois géants feraient exploser la planète s’ils consommaient demain autant de ressources par habitant que les Etats-Unis ou même l’Europe. Mais c’est précisément pour cela que je défends la thèse que ces trois géants « feront le monde de demain » et non qu’ils le domineront comme certains ont pu lire le livre. Simplement leur agenda va s’imposer comme un marqueur pour toutes les grandes orientations à venir et accélérer ce que Jeremy Rifkin appelle la 3e révolution industrielle.
Le troisième terrain est celui de la technologie : vous croyez à la possibilité d’un système d’innovation low-cost :qu’est-ce à dire ?
C’est la clé en fait du système explicatif de ce livre. Compte tenu des défis du monde sous la pression de Chindiafrique, on voit bien que c’est d’ores et déjà la combinaison des trois révolutions technologiques en cours avec l’émergence de nouveaux business modèles frugaux qui permet à la planète de faire face aux énormes pressions humaines et de ressources que provoquent l’émergence des trois géants. Attention, ce n’est pas du « low-cost » au sens occidental du terme comme la voiture Logan ou la compagnie Easyjet, mais plutôt de modèles économiques révolutionnaires comme les médicaments génériques ou le téléphone mobile avec toutes ces applications en termes de e-banking ou d’accès internet à bas coût.
Toutefois, la question de la persistance (de la « durabilité » ?) reste posée, aussi bien en termes de matières premières que d’équilibre écologique : comment concilier ces impératifs ?
Oui, vous avez raison, c’est bien un défi majeur avec ceux de la soutenabilité géopolitique et sociale. La réponse est ici fournie par les scénarios extrêmement élaborés fournis par les équipes du GIEC (groupe d’experts sur le climat) il y a quelques années et que je résume en deux équations lapidaires : proposer des biens et services de qualité équivalente à 50% de l’offre occidentale moyenne actuelle pour un prix de revient de 15% de leur prix, c’est à dire en fait pour une utilisation de ressources six fois moins importante. C’est en gros ce que l’on a pour les médicaments génériques dont je parlais. Deuxième équation, le facteur 4/10, c’est à dire la division par 4 de l’empreinte écologique des pays riches pour permettre multiplication par 10 de celle des pays pauvres.
Nous revenons alors à ce que suggérait ma deuxième question : quel système politique encadrera-t-il ce nouvel équilibre à venir ? et revenons, pour conclure, à l’Occident : quelle stratégie peut-il décider pour faire face (ou accompagner) à ce basculement du monde ? Est-ce un affrontement ? un appauvrissement ? ou y a-t-il des solutions mutuellement profitables ?
Comment y arriver en effet ? Le livre montre comment le concept de « Mondialisation modérée », inspiré de l’économiste Dany Rodrik, semble une bonne stratégie pour conjuguer Démocratie et Bien-être économique et social à l'échelle de la planète. Il suppose non une rupture de la mondialisation comme le prônent certains aujourd’hui -ce qui engendrerait à mon sens un cercle vicieux économique très dangereux sur le plan politique comme on le voit en Europe en ce moment par exemple- mais une nouvelle régulation des affaires mondiales un peu comme le propose le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Voilà le New Deal planétaire à négocier au G20.
La thèse du livre est assez simple et se veut résolument optimiste : le monde a tout à gagner à l’émergence réussie de ces trois géants, y compris bien sûr le monde occidental qui peut y puiser l’énergie de sa 3e révolution industrielle. C’est dans les têtes que ça se passe en grande partie, et d’abord de celles des élites occidentales qui n’acceptent pas ce basculement du monde qui remet en cause tellement d’avantages acquis. Qu’on songe bêtement aux sièges du conseil de sécurité permanent des Nations Unies ou aux droits de vote dans les institutions de Bretton Woods. A chaque fois, autant de prébendes, de postes de hauts fonctionnaires et leurs salaires exorbitants qui disparaîtraient. Bref une logique fatale à la Mancur Olson lorsqu’il expliquait le déclin des Nations par des mécanismes purement bureaucratiques.
C’est ce mécanisme infernal qu’il faut stopper pour enclencher un nouveau cercle vertueux à l’échelle mondiale, Ceci rappelle un peu la crise de confiance envers nos hommes politiques et nos technocraties. Ils se sont installés dans un système confortable pour eux mais totalement incapable désormais d’innover pour adapter nos institutions au monde du XXIe siècle.
M. Boillot, je vous remercie de ces éclaircissements.
O. Kempf