J'ai toujours aimé être seule. Depuis le collège, je me prélasse dans une sorte d'agréable solitude, une solitude bien sécurisante. Plus j'allais mal, plus j'avais besoin d'être seule. Jamais je ne me serais plaint qu'on ne vienne pas m'aider, je n'en étais pas encore là.
Je ne me serais pas rendue compte que je ne me sentais plus seulement seule, mais bel et bien TROP seule, sans un coup de fil anodin. Un détail pour quelqu'un d'autre, une grosse gifle pour moi.
J'étais en train de galérer avec la batterie de mon ordinateur portable, paniquée à l'idée que mon engin soit en fin de vie. Ma mère travaillait cette nuit-là, mon père était au Portugal. J'étais seule. Comme bien souvent. Sans penser un moment que ça pouvait me déranger, au fond. Mon téléphone sonne. Je ne connais pas ce numéro. C'est un numéro normand, voire breton. Je me dis que peut-être est-ce quelqu'un qui répond un peu tard à une des candidatures que j'ai envoyé pour être garde d'enfants. Je réponds. Mauvaise pioche. A l'autre bout retentit la voix d'un jeune homme, d'une vingtaine d'années à peu près. Il prend un ton qui se veut langoureux (et qui n'y arrive qu'à moitié, aussi), me demande si ça va. J'ai un blanc de quelques secondes. Je me demande qui est-ce, j'envisage un remake de Scream, et je finis par craindre un ancien flirt qui se serait mis en tête de me harceler. Même que si ça se trouve, en fait, il est dans l'immeuble en face, et là, en ce moment, IL ME VOIT ! Paranoïa aigue.
J'en viens à avouer que je ne le connais pas, que je n'ai donné mon numéro à personne. Il dit que si, on se connait. J'ai peur. Il n'a pas l'air méchant, mais je n'ai pas envie qu'on m'embête, c'est tout. Je répète que non. Il me demande s'il y a tant de mecs que ça qui m'appelent le soir. Oui, plein, tiens !
Il lui faut un long moment avant de me demander si je suis bien Julie. Ah, non, raté, je suis Ellie. Il reste silencieux quelques secondes et commence à rigoler. Il s'excuse, il a un peu honte. Il s'assure que je ne suis vraiment pas Julie. Je lui dis en rigolant que je sais bien comment je m'appelle, quand même. En temps normal, c'est typiquement le genre de conversations où on dit à toute vitesse : "Non, c'est une erreur, au revoir et adieu" (si on rajoutait un "Va crever" à la fin, ça n'étonnerait même personne). Là, je n'avais toujours pas raccroché. Je me demandais pourquoi, mais ça ne me gênait pas. Après tout, je ne le forçais pas à rester. Nous avons discuté quelques minutes, à nous dire d'où ne venions, à tenter de comprendre pourquoi la fameuse Julie avait donné mon numéro, et pas le sien. Il s'est excusé plusieurs fois. J'ai répété que ce n'était pas grave. Quand il a commencé à mettre terme à la conversation en me souhaitant plusieurs fois une bonne soirée et en finissant sur un "Allez, garde la pêche Ellie !", j'avais envie de le supplier de ne pas raccrocher. J'allais me retrouver de nouveau seule. Et je prenais conscience, pour la première fois depuis longtemps, que je n'en avais aucune envie.
Je l'ai juste remercié, je lui ai souhaité une bonne soirée également. Et on a raccroché.
Je suis restée les yeux dans le vide quelques secondes. Je récoltais en un temps minime les graines que j'avais planté pendant toutes ces années. Je m'étais construit cette putain de bulle de merde, je m'étais persuadée que je n'avais besoin de presque personne, je m'étais lourdement foutue le coude dans l'oeil, et à présent, j'en souffrais. J'avais laissé poussé l'arbre de la solitude, et maintenant j'étais perchée trop haut dessus, incapable d'en redescendre. Pourtant, j'en mourrais d'envie, d'en descendre. Je voyais le monde s'animer tout autour, les gens au pied de l'arbre, ces gens qui auraient pu m'aider à vivre mieux que ça. J'étais trop haut. J'avais le vertige.
Je n'ai plus envie d'être seule. Je ne vais plus assez bien pour me le permettre, je pense. J'en suis au point où j'ai eu envie de dire à une personne que je ne connais foutrement pas de ne pas raccrocher, de rester avec moi. Si on a déjà vu pire dans le domaine du pathétique, qu'on me prévienne, ça m'intéresse.
Comme un parfait timing, j'ai pris rendez-vous chez mon médecin demain. Ca tombe bien, c'est de ça dont je veux lui parler. De cette douleur omniprésente depuis quelques années, de cette incapacité à me rapprocher du monde et à envisager un avenir, de cette envie de mourir qui m'obsède parfois. Je me suis rendue compte que j'avais peut-être besoin d'une vraie aide, de me faire soigner. J'espère que ça finira par m'aider et me redonner la force, un jour, de redescendre de mon arbre. Il a fait son temps, cet arbre, et il faut peut-être qu'il me laisse partir, à présent.