Voici un extrait important du discours d’ouverture de l’assemblée plénière de l’épiscopat, prononcé par Mgr Vingt-Trois en qualité de président de la Conférence des évêques de France, ce 16 avril 2013.
Il convient de souligner la fermeté du propos sur la question du projet de pseudo-mariage pour tous et la prise d'acte de la rupture violente opérée entre l'idéologie au pouvoir et la pensée qui a structuré le monde occidental depuis l'Antiquité, religieuse et philosophique. Mgr Vingt-Trois va jusqu'à considérer qu'il y a rupture même avec la philosophie des Lumières, ce qui prête matière à discussion. On peut s'interroger, également, sur les limites d'un discours qui, face à une culture de mort exactement dénoncée, retient que la position chrétienne ne peut s'articuler en une contre-culture. De même, il peut paraitre quelque peu défaitiste de considérer qu'il doit également être pris acte de ce que la loi ne peut plus défendre les représentations du monde que fondait la civilisation à laquelle le monde moderne tourne le dos. Qu'elle ne le fasse plus, cela est certes ; que la situation soit sans remède, cela l'est moins.
Il convient enfin de noter la puissance de l'invitation faite aux catholiques de se redresser, pour que leurs discours soient étayés par une vie morale, personne et publique, qui leur correspond. Ce discours est en parfaite raisonnance avec celui que tient le pape François depuis le début de son pontificat. Il est trop certain, malheureusement, que les luttes pour la vie et la famille ne cachent bien des misères, où se cotoient la complaisance avec l'avortement, avec la pillule, avec le divorce ou la violation des lois du mariage, et que la lutte pour une société respectueuse de l'héritage chrétien ne s'accommode souvent d'injustices criantes ou de violations occasionnelles ou habituelles de la justice.
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Pour nous, la nouvelle évangélisation se présente dans une société en pleine mutation et les signes de cette mutation ne manquent pas. Les longs mois de débat à propos du projet de loi de mariage pour les personnes de même sexe ont fait apparaître des clivages qui étaient prévisibles et annoncés. Ces clivages sont un bon indicateur d’une mutation des références culturelles. L’invasion organisée et militante de la théorie du genre particulièrement dans le secteur éducatif, et, plus simplement, la tentation de refuser toute différence entre les sexes en est un signe. C’est le refus de la différence comme mode d’identification humaine, et en particulier de la différence sexuelle. C’est l’incapacité à assumer qu’il y ait des différences entre les gens. On se refuse à gérer le fait que les gens ne sont pas identiques. Ils ne sont pas identiques dans leur identité sexuelle mais ils ne sont pas plus identiques dans leur personnalité, et le principe incontournable de la vie sociale c’est précisément de faire vivre ensemble des gens qui ne sont pas identiques, de gérer les différences entre les individus sur un mode pacifique et non pas sur un mode de violence.
Or, si l’on fait disparaître les moyens d’identification de la différence dans les relations sociales, cela veut dire que, par un mécanisme psychologique que nous connaissons bien, on entraîne une frustration de l’expression personnelle, et que la compression de la frustration débouche un jour ou l’autre sur la violence pour faire reconnaître son identité particulière contre l’uniformité officielle. C’est ainsi que se prépare une société de violence. Ce que nous voyons déjà dans le fait que l’impuissance à accepter un certain nombre de différences dans la vie sociale, aboutit à la cristallisation de revendications catégorielles de petits groupes, ou de sous-ensembles identitaires, qui pensent ne pouvoir se faire reconnaître que par la violence. Notre société a perdu sa capacité d’intégration et surtout sa capacité d’homogénéiser des différences dans un projet commun.
Pour ma part, je pense que la loi pour le mariage des personnes homosexuelles participe de ce phénomène et va l’accentuer en le faisant porter sur le point le plus indiscutable de la différence qui est la différence sexuelle, et donc va provoquer ce que j’évoquais : l’occultation de l’identité sexuelle comme réalité psychologique et la fermentation, la germination d’une revendication forte de la reconnaissance de la sexualité différenciée. Cette explication simple échappe à un certain nombre d’esprits avisés, qui devraient pourtant se préoccuper de la paix sociale dans les années qui viennent. Que tous les moyens aient été mis en œuvre pour éviter le débat public, y compris dans le processus parlementaire, peut difficilement masquer l’embarras des promoteurs du projet de loi. Passer en force peut simplifier la vie un moment. Cela ne résout aucun des problèmes réels qu’il faudra affronter de toute façon. Pour éviter de paralyser la vie politique dans un moment où s’imposent de graves décisions économiques et sociales, il eût été plus raisonnable et plus simple de ne pas mettre ce processus en route.
Ainsi, se confirme peu à peu que la conception de la dignité humaine qui découle en même temps de la sagesse grecque, de la révélation judéo-chrétienne et de la philosophie des Lumières n’est plus reconnue chez nous comme un bien commun culturel ni comme une référence éthique. L’espérance chrétienne est de moins en moins reconnue comme une référence commune et, comme toujours, ce sont les plus petits qui en font les frais. C’est un profond changement d’abord pour les chrétiens eux-mêmes. Vouloir suivre le Christ nous inscrit inéluctablement dans une différence sociale et culturelle que nous devons assumer. Nous ne devons plus attendre des lois civiles qu’elles défendent notre vision de l’homme. Nous devons trouver en nous-mêmes, en notre foi au Christ, les motivations profondes de nos comportements. La suite du Christ ne s’accommode plus d’un vague conformisme social. Elle relève d’un choix délibéré qui nous marque dans notre différence.
Cette fracture se manifeste aussi dans les intentions de légiférer sur la laïcité. Nous avions déjà exprimé notre perplexité devant les projets de loi limitant la liberté individuelle dans l’habillement ou les signes distinctifs des religions. Autant il est compréhensible que la vie commune, notamment dans les entreprises, soit régie par des règles de cohabitation pacifique, autant il serait dommageable pour la cohésion sociale de stigmatiser les personnes attachées à une religion et à sa pratique, spécialement les juifs et les musulmans. Dans ce domaine, les mesures coercitives provoquent plus de repliement et de fermeture que de tolérance et d’ouverture. Faut-il voir un signe inquiétant dans le fait que, à ce jour, aucun des cultes connus en France n’a été consulté ni même contacté sur ces sujets et qu’aucun n’est associé au travail préparatoire ?
C’est dans ce contexte général que nous devons réfléchir aux conditions de la nouvelle évangélisation. Pour vivre dans notre différence sans nous laisser tromper et tenter par les protections trompeuses d’une organisation en ghetto ou en contre-culture, nous sommes appelés à approfondir notre enracinement dans le Christ et les conséquences qui en découlent pour chacune de nos existences. À quoi bon combattre pour la sauvegarde du mariage hétérosexuel stable et construit au bénéfice de l’éducation des enfants, si nos propres pratiques rendent peu crédible la viabilité de ce modèle ? À quoi bon nous battre pour défendre la dignité des embryons humains, si les chrétiens eux-mêmes tolèrent l’avortement dans leur propre vie ? À quoi bon nous battre contre l’euthanasie si nous n’accompagnons pas humainement nos frères en fin de vie ? Ce ne sont ni les théories ni les philosophes qui peuvent convaincre de la justesse de notre position. C’est l’exemple vécu que nous donnons qui sera l’attestation du bien-fondé des principes.
La mobilisation impressionnante de nos concitoyens contre le projet de loi autorisant le mariage des personnes de même sexe a été un bel exemple de l’écho que notre point de vue pouvait avoir dans les préoccupations de tous. Au-delà des sondages prédigérés, l’expression des préoccupations profondes rencontre une inquiétude réelle sur l’avenir qui se prépare. Réduire ces manifestations à une manie confessionnelle rétrograde et homophobe ne correspond évidemment pas à ce que tout le monde a pu constater.
Nous savons bien que les alertes que nous formulons devant des risques que l’on impose à la société sans aucune application du principe de précaution ne sont pas toujours comprises ni acceptées. Mais nous ne pouvons pas rester muets devant les périls. Comment se taire quand nous voyons les plus fragiles de notre société menacés ? Les enfants et les adolescents formatés au libertarisme sexuel, les embryons instrumentalisés dans des recherches au mépris des derniers résultats internationaux, des personnes en fin de vie dévalorisées dans leurs handicaps et leur souffrance et encouragées au suicide assisté, les lenteurs ou les incohérences de la prise en charge des demandeurs d’emploi, des familles dans la misère soumises aux rigueurs des expulsions sans alternative, les camps de roms démantelés en nombre croissant, etc.
La pointe du combat que nous avons à mener n’est pas une lutte idéologique ou politique. Elle est une conversion permanente pour que nos pratiques soient conformes à ce que nous disons : plus que de dénoncer, il s’agit de s’impliquer positivement dans les actions qui peuvent changer la situation à long terme. Il s’agit de nous laisser nous-mêmes évangéliser par la bonne nouvelle dont nous sommes les témoins. Alors, l’écart qui doit apparaître entre notre manière de vivre et les conformismes de la société ne pourra pas être perçu comme un jugement pharisien, mais comme un espace d’appel et comme une espérance. Nous pouvons nous souvenir de l’épître de Pierre que nous avons lue dernièrement à l’Office des Lectures : « Ayez une belle conduite parmi les païens, afin que, sur le point même où ils vous calomnient comme malfaiteurs, ils soient éclairés par vos bonnes œuvres et glorifient Dieu au jour de sa venue. » (I P. 2, 12).