Mort de Rimbaud
Un pot de géranium, net comme un coup de sabre,
S'appuie sur le Port attendri.
La chaleur tombe. On voit les marins de l'escadre,
En voiture, les yeux ravis.
Dans les cafés, vient se garer la lymphatique
Foule qui boit l'apéritif ;
Dans les bars, on entend les pianos mécaniques
Roter des airs rétifs.
Et la nuit glisse sur les globes électriques.
Des sirènes, au loin, soufflent dans le brouillard,
Un camelot crie le journal. Retour d'Afrique,
Rimbaud est mort ce soir.
Extrait de Le Bar d'escale,
éditions Le Feu, 1926.
P. 128 des Œuvres complètes, Je connais des îles lointaines, éd. de La
Table Ronde.
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Je voudrais revenir dans un vieux port du monde,
Comme ceux d'où partaient ces premiers découvreurs,
Encore mal assurés que la terre fut ronde,
Qui levaient l'ancre pleins d'audace et de terreurs.
Je voudrais revenir dans une vieille ville
Qui porte une statue en haut d'une colline,
Une ville accueillante aux vaisseaux du commerce
Qui ne regrettent pas de s'être
déroutés.
Je voudrais revenir dans cette ville même
D'où je suis tant de fois parti dessus la mer,
Comme un enfant retourne au soir près de sa mère
Comme un marin débarque et salue ses voisins.
Et sans prêter l'oreille aux appels des boutiques,
Sans entendre l'invite chaude des cafés,
Porteurs d'une clameur plus sourde et plus profonde,
Je presserais le pas dans les rues enlacées.
Connais-tu cette crypte où une Vierge noire
Maintient vivace un vieux mystère oriental,
Secrète sous les bruits des pavés qui l'ignorent ?
C'est là que je voudrais venir m'humilier.
C'est là que je voudrais, loin des feux de la terre,
À genoux me mêler aux vieilles du quartier,
Me sentir emporté par d'anciennes prières,
Au travers de la mort et de l'éternité.
Extrait de Eau douce pour navires,
éditions Gallimard 1930.
Pages 175-176, Œuvres complètes, Je
connais des îles lointaines, éd. de La Table Ronde.
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Autrefois je marchais dans les rues de Marseille
Avec AUDISIO avant d'air vingt ans ;
Nous bâtissions le monde et disions des poèmes
À haute voix jusqu'à trois heures du matin,
Nous étions suivis par des agents de police
Nous n'avions pas de sous pour entrer dans les bars.
Nous étions les amis des mâts et des platanes,
Des kiosques à journaux qui s'endorment debout,
Des fontaines perdues ; parfois sur notre route,
Signalées sous les feux des fanaux, rouge et vert,
Des pharmacies nous dépassaient par le travers.
Rien ne nous était dû, tout nous était promis ;
Par les recoupements des ruelles sordides
Où nous errions chargés de nos rêves trop lourds
Navigateurs perdus dans une étrange ville
Nous finissions toujours par retrouver le port.
*
Il faut de temps en temps, qu'un homme se rassemble
Qu'il regarde son corps, qu'il dépouille sa vie,
Qu'appelant son avoir et ses raisons de vivre
Il les fasse ranger en ordre autour de lui.
Née des brumes, du vague à l'âme et du désir
Que laissent sur les quais les lents appareillages,
Dis, qu'en avons-nous fait, cher ami de mon âge,
De l'amertume nue qui nous rongeait le cœur ?
Qu'aimais-tu de la nuit, sinon, avec l'attente,
La solitude des époques pestiférées
Et cet énorme espoir engagé sur l'aurore
Dont nul n'obtient la part égale à son désir.
Où sont l'attente, la solitude et cet espoir
Qui montaient autrefois dans le vague de l'ombre,
Et que nous avons dû porter dans des nuits sans nombre
Des années dans la nuit avant le premier jour ?
Extraits de l'incipit de Liberté des
mers, éditions Charlot, Alger, 1941
Pages 257-258 des Œuvres complètes,
Je connais des îles lointaines, éd. de La Table ronde.
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L'Arménien
J'aime le vieil Arménien dans l'échoppe sombre
Où, seul, dès le matin, il allume la lampe,
Jusqu'au soir ranimant sur des tapis rongés
Par d'innombrables pas et tant de balayages,
La rose de Chiraz que le temps a pâlie,
La gloire perse, le lion des Sassanides
Et la vivacité des cavaliers turquoise.
Parfois un homme de son âge entre et s'assied,
Prenant soin de ne pas lui masquer la lumière ;
Et comme il fait une visite d'amitié
Il garde son feutre un peu sale sur la tête.
Il parle en souriant ; sérieux l'autre écoute
Sans cesser d'assortir ses brins à ses couleurs,
Les yeux près de la trame et l'esprit envolé.
En passant, je les vois à travers la
vitrine.
Ils parlent. De quoi parlent-ils ? d'enfants malades,
Puis en allés, d'énormes femmes qui vieillissent,
Du temps dehors, du fisc et des bruits de la rue.
Mais ils savent, c'est un langage convenu.
En vérité, pour eux, il s'agit d'un village
Près d'Erzeroum, si loin à cause des montagnes,
D'un olivier ébranché par une colombe,
D'évêques barbus et chanteurs, des anciens Turcs,
D'histoires avant le déluge, et de massacres.
Le visiteur s'en va ; et lui attend la nuit
Pour fermer sa boutique où, dans l'ombre, s'endorment
Les roses, les lions et les guerriers de laine.
Extrait de Feux d'épaves, éd.
Gallimard, 1970
Pages 363-364 des Œuvres complètes,
Je connais des îles lointaines, éd. de La Table Ronde.
[choix
d’Alain Paire]
Lire cet article
de présentation de Louis Brauquier par Alain Paire avec annonce d’une
exposition des peintures du poète et d’une lecture.