Ce livre, qui parcourt treize années d’écriture (1999-2012),
regroupe notes, poèmes et dessins, ce livre est une somme, et une belle
monstruosité, non point en tant qu’irrégularité du langage, selon la désormais
célèbre formule de Bataille, mais comme irrégularité intérieure, assavoir, variable,
hétéroclite, changeante, grimaçante (« la
grimace que le visage de personne tire à la nuit ») : Cédric
Demangeot donne à lire, en un généreux don
d’ivresse, une émouvante danse macabre, de quoi le vivant d’écriture remue
la mort en l’être vivant, ainsi que les morts qui gisent dans la mémoire
(« On me dit que je voue ma vie à
des morts. Mais mes amis morts ne sont pas des morts, ce sont mes amis ») ;
livre au terme duquel le lecteur, finalement, se dira : ci-gît la mort. On
ne sort pas indemne d’un livre qui puise son énergie dans la révolte contre l’irrémédiable,
avec autant de vigueur désespérée, une vigueur qui contient tous les
ingrédients de l’inquiétude ontologique : agitation, instabilité, absence
de repos moral, et, mouvement (dont découle ce sentiment de danse
macabre) ; rarement un livre, dans notre aujourd’hui, aura paru écrit sous
l’emprise d’une telle extrême mais lucide nécessité. Monstruosité, voire, parce
que la chair de l’écriture est à vif, et l’être d’écriture nous apparaît, sous le
nom de Cédric Demangeot, comme défiguré, sanguinolent et en lambeaux, et
cependant, bel et bien vivant. Les notes qui ouvrent le livre ont, telles des
« fusées » baudelairiennes (et qui eussent pu être nommées
« missiles »), la force percutante de la sagesse folle, visent juste,
juste où se trouve la plaie, pour l’amplifier, et la faire nôtre ; d’un
cynisme parfois mordant, elles ouvrent l’immense tombeau de l’âme, que les
poèmes ensuivants s’emploient à rendre floue, plus que floue, car en ce livre
l’âme est une inconnue bien présente. Qu’on ne se méprenne, néanmoins, Une inquiétude n’est pas l’œuvre d’un
esprit hyper-auto-centré sur lui-même, recroquevillé dans un narcissisme
volubilement morbide, que non-da, il est l’émanation d’un esprit critique, à
l’égard d’un monde moderne qui l’irrite hautement (« La France, on y reste, parce qu’il faut bien quelqu’un à l’intérieur
pour la détester »), à l’égard de la poésie et des poètes aussi bien
(« La poésie des “post-poètes” est
tout ce qu’il y a de plus admissible (soluble). Et c’est pour cette raison
qu’elle n’existe pas »), le tout, largement teinté
d’auto-ironie ; nulle auto-complaisance à regarder plaies et déchirures.
Les poèmes sont issus d’un « néant
caverneux d’être », forment une rage contenue, maîtrisée :
mon poème est physique.
érection, vertige ou nausée.
un spasme familier
qui ne dit pas son nom.
mon vers est rythmique – une
corde de basse – tendue de
la pointe du crâne au
vent du sexe – & que l’on frappe d’un doigt dur
ou noir.
Si la mort le hante, Cédric Demangeot est un infatigable vivant, « eh/debout/c’est l’heure/il faut
aller/débâillonner les morts. », comme si lui échoyait le rôle, sinon
la lourde tâche, de le rester, vivant, pour témoigner. La nécessité de dire
tient Cédric Demangeot chevillée au corps du poème, cela semble incarné au
point qu’on en distinguerait chaque lettre comme creusée dans la page.
[Jean-Pascal
Dubost]
Cédric Demangeot, Une
inquiétude, Flammarion 2012, 414 p., 20 €